| ALIÉNER, verbe trans. I.− Emploi trans. A.− [L'obj. est une chose] 1. DR. Céder par aliénation. Aliéner un bien, une propriété : 1. Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvât de l'argent, soit par la vente des écales, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou en aliénant leur maison qui serait payée en rentes viagères et dont ils garderaient l'usufruit.
G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet,t. 2, 1880, p. 97. 2.− P. anal. : 2. Attirées et gagnées à force d'argent, trois fortes nourrices bretonnes lui prêtèrent tour à tour leurs mamelles. Elle se refit du sang avec leur lait et conserva précieusement ce qu'elles avaient, à leur insu, pour toujours aliéné, à son profit, la santé.
L. Cladel, Ompdrailles,1879, p. 108. B.− [L'obj. est une pers., une partie de la pers.] 1. [L'obj. est une pers. considérée dans ses rapports avec elle-même] PSYCH. Aliéner la raison, l'esprit. Rendre étranger à soi, égarer, troubler jusqu'à la folie : 3. ... c'est le genre de mort, ce sont ses détails affreux qui ravagent son imagination et aliènent presque son esprit. S'il n'en parle pas, dit-elle, s'il s'efforce d'écouter des discours indifférens, s'il n'entend pas parler des affaires de France, les sombres idées qui le dominent s'affaibliront. La douleur qui naît d'un profond sentiment est bien plus difficile à calmer. C'est son esprit qui est malade bien plus que son cœur.
G. Sénac de Meilhan, L'Émigré,1797, p. 1855. 4. Je me promenais à grands pas; l'agitation que j'éprouvais, l'affreuse idée de la quitter peut-être pour jamais, aliénait ma raison ...
B.-J. de Krüdener, Valérie,1803, p. 180. Rem. Pt Rob. note ce sens comme vx. 2. [L'obj. est une pers. considérée dans ses rapports avec les choses ou avec autrui] a) Aliéner qqn (ou les facultés morales de qqn) à soi (de soi).Rendre moralement étranger à, détacher, détourner de, susciter l'hostilité. Aliéner les affections, les cœurs, les esprits (Ac. 1798-1932); Aliéner la bienveillance, la sympathie de : 5. La timidité nous concentre en nous-mêmes, et ressemble quelquefois à la fierté et au dédain : elle nous aliène ceux devant qui nous tremblons précisément parce que nous ambitionnons trop leurs suffrages.
Maine de Biran, Journal,1817, p. 30. 6. Rien ne doit aliéner de moi les autres hommes; je ne suis le rival d'aucun d'eux; je ne puis pas plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je refuserais de triompher d'eux, et je ne veux pas même les surpasser en vertu.
É. de Senancour, Obermann,t. 1, 1840, p. 26. 7. Elle fut fort intimidée de l'avoir pour voisin de table; et malheureusement, sa timidité se traduisit par ce flot de paroles, qui lui aliéna du premier coup les sympathies de Christophe.
R. Rolland, Jean-Christophe,L'Adolescent, 1905, p. 252. Rem. 1. − La constr. avec de est rare et vieillie. 2. Le compl. second. peut anciennement rester sous-entendu : 8. − En se prononçant pour les quatre articles, il pouvait donner une légère satisfaction au roi, d'ailleurs si aliéné de lui; mais il aliénait certainement le pape qui, pour le moment, lui était assez favorable ainsi qu'à ses amis.
Ch.-A. Sainte-Beuve, Port-Royal,t. 5, 1859, p. 156. b) PHILOS., SOCIOL., surtout chez Hegel, Marx. (Se) déposséder de certains droits naturels ou caractères humains, (se) rendre esclave des choses ou d'autrui. Aliéner sa liberté, son indépendance : 9. ... l'autorité des princes n'est qu'une portion de la souveraineté du peuple mise en dépôt entre leurs mains; ils ne peuvent donc ni la vendre, ni l'aliéner en aucune manière. Le peuple même ne le peut pas, parce qu'il ne peut se dépouiller de ces droits essentiels, attachés à la nature de l'homme, que la société a pour but de protéger et de maintenir, et qu'elle ne peut jamais détruire.
M. de Robespierre, Discours,Sur la pétition du peuple avignonois, t. 6, 1790, p. 587. 10. L'homme a ainsi un but réel : sa délivrance, échapper à la fausse catégorie de l'avoir, qui lui rend impossible tout rapport humain authentique et le place sous la domination d'une puissance à laquelle il ne peut échapper, l'aliène. De son aliénation à la délivrance toute une marche progressive ouvre le champ de ses possibilités et le rend de plus en plus libre.
J. Lacroix, Marxisme, existentialisme, personnalisme,1949, p. 15. II.− Emploi pronom. A.− [L'obj. est une chose] DR. Se transmettre par aliénation : 11. La valeur courante des fonds productifs susceptibles de s'aliéner s'établit sur les mêmes principes que la valeur de toutes les autres choses, c'est-à-dire en proportion de l'offre et de la demande.
J.-B. Say, Traité d'économie politique,1832, p. 344. B.− [L'obj. est une pers., une partie de la pers.] 1. [L'obj. est une pers. considérée dans ses rapports avec elle-même] Devenir étranger à soi-même. a) PSYCH. Devenir fou : 12. ... ses forces ne résistèrent point à tant de fatigues, de chagrins et d'affronts : sa tête s'aliéna ...
MmeCottin, Mathilde,t. 2, 1805, p. 231. b) PSYCHOL. [Sans idée de folie] Perdre sa personnalité, modifier son caractère : 13. Changer mon caractère, ce serait proprement devenir un autre, m'aliéner; je ne peux me défaire de moi-même.
P. Ricœur, Philosophie de la volonté,1949, p. 345. 2. [L'obj. est une pers. considérée dans ses rapports avec autrui] a) S'aliéner qqn (ou les facultés morales de qqn).Rendre quelqu'un moralement étranger à soi, éloigner de soi. S'aliéner les cœurs, les esprits (Besch. 1845, Nouv. Lar. ill.) : 14. ... ils le laissèrent travailler aux études qui lui plaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s'aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.
J.-K. Huysmans, À rebours,1884, p. 5. b) PHILOS. S'aliéner à qqn, qqc.Se rendre ou devenir esclave des choses ou d'autrui : 15. Le triomphe de la volonté ne saurait donc être dans une sorte de réserve jalouse ou d'apothéose sacrilège, mais plutôt dans une apparente abdication; elle tend à des fins impersonnelles et inconscientes. Pour agir, il faut en quelque façon s'aliéner à d'autres, se livrer à des forces que nous ne dominerons plus. À peine paraissions-nous, au sortir de lentes formations, nous élever à la réflexion et la liberté que nous voici ressaisis dans un engrenage capable, ce semble, d'émietter l'individualité naissante...
M. Blondel, L'Action,1893, p. 200. Prononc. ET ORTH. − 1. Forme phon. : [aljene], j'aliène [ʒaljεn]. Passy 1914 est le seul à donner la possibilité d'une prononc. avec [ε] ouvert : ɑljεne. ou aljene. Enq. : /alie2n/. Conjug. parler. 2. Forme graph. − Pour la répartition des graph. é/è dans le paradigme verbal, cf. abréger. Étymol. ET HIST. − 1. 1265 dr. « faire passer la propriété de qqn à qqn d'autre » (Livre de Jostice, 47 ds DG : Aliener la chose de la commune); 2. 1355 « éloigner, rendre hostile » (Bersuire, fo38 ds Gdf. Compl. : Laquelle chose eust le peuple aliené en cellui temps tres perilleux [Liv., II, 30, 3 : quae ... alienasset plebem]); 3. xives. trans. « priver de raison » (Les Grandes chroniques de France, I, 86 ds Fr. mod., t. 4, 1936, p. 336 : Cil ... l'avoit aliéné de son sens); xvies. part. passé adj. (Amyot, Solon, 40 ds Littré : Il approuva seulement les donations qui ne seroient point procedées de sens aliené par quelque griefve maladie).
Empr. au lat. alienare, au sens 1 jur. dep. Plaute, Merc., 833 ds TLL, 1563, 81 : usus fructus victus cultus iam mihi harunc aedium interemptust interfectust alienatust, cf. lat. médiév. an. 1280, Charta sangall., A 29 ds Mittellat. W. s.v., 450, 49 : de ipsa villa nec vendere nec donare nec alienare nec aminuare; au sens 2 dep. Cicéron, Att., 7, 4, 2 ds TLL s.v., 1564, 81 : ne dicendis sententiis aliquem tribunum alienarem; au sens 3 dep. Cesar, Gall., 6, 41, 3, ibid., 1565, 70, surtout en usage au part. passé : sic omnium animos timor occupaverat, ut paene alienata mente ... dicerent. STAT. − Fréq. abs. litt. : 219. Fréq. rel. litt. : xixes. : a) 503, b) 166; xxes. : a) 240, b) 268. BBG. − Bailly (R.) 1969 [1946]. − Bar 1960. − Bél. 1957. − Bénac 1956. − Blanche 1857. − Bonnaire 1835. − Bruant 1901. − Caput 1969. − Dup. 1961. − Éd. 1913. − Garnier-Del. 1961 [1958]. − Guizot 1864. − Laf. 1878. − Lafon 1963. − Lar. méd. 1970. − Lemeunier 1969. − Littré-Robin 1865. − Miq. 1967. − Nysten 1814-20. − Piéron 1963. − Réau-Rond. 1951. − Réau-Rond. Suppl. 1962. − Sardou 1877. − Sommer 1882. − Synon. 1818. − Timm. 1892. |