| ALIÉNATION, subst. fém. Action d'aliéner, résultat de cette action. I.− [L'aliénation affecte une chose] A.− DR. CIVIL. Action de transmettre la propriété d'un bien, d'un droit, etc. à autrui. Aliénation d'un domaine, d'une terre (Ac. 1798-1932) : 1. Telle terre, vendue il y a vingt-cinq ans, est à cette heure partagée en dix mille portions, qui vingt fois ont changé de mains depuis la première aliénation ...
P.-L. Courier, Pamphlets politiques,Lettres au rédacteur du « Censeur », 1819-1820, pp. 20-21. 2. Il imagina donc d'envoyer par tout le royaume des commissaires réformateurs, qui étaient chargés de voir quelles aliénations du domaine ou des droits de la couronne avaient été faites ...
P. de Barante, Hist. des ducs de Bourgogne,t. 2, 1821-1824, p. 279. 3. ... les biens patrimoniaux sont inaliénables; aucun des représentants éphémères de l'être domestique ne peut en disposer, car ils ne sont pas à lui. Ils sont à la famille, comme la fonction est à la case. Alors même que le droit tempère ses prohibitions premières, une aliénation du patrimoine est encore considérée comme une forfaiture; elle est pour toutes les classes de la population ce qu'une mésalliance est pour l'aristocratie. C'est une trahison envers la race, une défection.
É. Durkheim, De la Division du travail social,1893, pp. 307-308. 4. Par l'intermédiaire de Monsieur Guitrel elle a acquis des chapes conservées depuis trois siècles dans la sacristie de l'église de Lusancy, et elle en a fait des sièges, m'a-t-on dit, de cette sorte qu'on nomme poufs.
Monseigneur hocha la tête :
− Poufs! mais, si l'aliénation de ces ornements hors d'usage a été faite régulièrement, je ne vois pas que l'évêque Cautinus ... je veux dire Monsieur Guitrel, ait forfait en s'entremettant dans cette opération légitime.
A. France, L'Orme du mail,1897, p. 11. − Loc. figées. Aliénation à fonds perdu, par prestations viagères (Cap. 1936); aliénation à titre gratuit, par donation, legs (Besch. 1845-Lar. Lang. fr.); aliénation à titre onéreux, par vente, échange, etc. (Besch. 1845-Lar. Lang. fr.); aliénation à titre particulier, ,,celle qui se rapporte à tel bien ou à tel droit, considéré dans son individualité concrète`` (Cap. 1936); aliénation à titre universel, ,,celle qui porte sur un ensemble de biens ou de droits, envisagé comme une entité distincte des éléments qui le composent`` (Cap. 1936); aliénation forcée (Ac. 1835-1932); aliénation volontaire (Ac. 1835-1932). B.− DR. INTERNAT. Aliénation de territoire, par annexion : 5. Lorsque M. Ch. Comte, l'apôtre de la propriété et le panégyriste du travail, suppose une aliénation de territoire de la part du gouvernement, il ne faut pas croire qu'il fasse cette supposition sans motif et par surérogation; il en avait besoin. Comme il repoussait le système d'occupation, et que d'ailleurs il savait que le travail ne fait pas le droit, sans la permission préalable d'occuper, il s'est vu forcé de rapporter cette permission à l'autorité du gouvernement, ce qui signifie que la propriété a pour principe la souveraineté du peuple, ou, en d'autres termes, le consentement universel.
P.-J. Proudhon, Qu'est-ce que la propriété?1840, p. 208. II.− [L'aliénation affecte une pers., une partie de la pers.] A.− [Une pers. considérée dans ses rapports avec elle-même] Fait de devenir étranger à soi-même, de perdre l'esprit. 1. PSYCH. Troubles psychiques profonds privant un individu de ses facultés mentales. Aliénation d'esprit (vx), − mentale ou absol. aliénation : 6. ... C'est l'imagination et non pas la raison immuable qui trouble ... donnez-moi un moyen pour me débarrasser de cette imagination perturbatrice; car certainement ma volonté la plus déterminée ne le peut pas toujours, elle ne le peut pas dans les maladies, les aliénations d'esprit, etc.
Maine de Biran, Journal,1819, p. 217. 7. La plupart de ces faits représentatifs, d'abord aigus, deviennent chroniques, grâce à l'habitude, et, liés ordinairement, non nécessairement ce semble, à des états pathologiques, composent la partie morale des cas de manie, monomanie, aliénation, dont la démence est la terminaison la plus commune. Le remède à ces affections mentales, prises avant l'époque où le vertige devient habituel et irrésistible en intéressant la représentation tout entière, le remède préventif est le développement de la force réfléchie...
Ch. Renouvier, Essais de critique générale,3eessai, 1864, p. XXXI. 8. L'avocat venait de plaider la folie, appuyant les deux délits l'un sur l'autre pour fortifier son argumentation. Il avait clairement prouvé que le vol des deux canards provenait du même état mental que les huit coups de couteau dans la personne de Marambot. Il avait finement analysé toutes les charges de cet état passager d'aliénation mentale, qui céderait, sans aucun doute, à un traitement de quelques mois dans une excellente maison de santé.
G. de Maupassant, Contes et nouvelles,t. 2, Denis, 1883, p. 850. 9. ... « Je pourrais ordonner d'office le placement de cette fille dans une maison d'aliénés, comme de toute personne dont l'état d'aliénation compromet l'ordre public et la sûreté des personnes; mais les adversaires du régime crieraient comme des putois, et j'entends déjà l'avocat Lerond m'accuser de séquestration arbitraire. »
A. France, L'Orme du mail,1897, p. 96. Rem. Le terme aliénation ,,a servi longtemps à désigner l'ensemble des maladies de l'esprit (...) Cette rubrique était la seule usitée au xixesiècle. Progressivement s'est substituée la dénomination de Psychiatrie pour le secteur des maladies mentales et celle de Psychiatre tend à remplacer celle d'aliéniste. Mais les mots « aliénation mentale » et « aliéné » n'ont pas disparu; ils ont gardé un sens plus restrictif et plus particulier; ils sont restés termes légaux sur le terrain administratif et judiciaire et s'emploient dans les cas où des mesures d'internement, de protection ou d'assistance spéciale s'imposent.`` (Porot 1960; cf. également Psychol. 1969). 2. P. ext. Altération passagère du jugement, de la maîtrise de soi, égarement : 10. « Tu ne me réponds point, lui dit la reine dans une sorte d'aliénation d'esprit; je te demande si l'arrêt de ma mort est irrévocable, et tu ne me réponds point; c'en est donc fait! » Elle s'arrête, presse ses deux mains contre son cœur, comme ne pouvant supporter le poids qui l'accable; ses yeux sont secs, égarés.
MmeCottin, Mathilde,t. 1, 1805, p. 256. 11. De là résultent les rêves, états passagers d'aliénation mentale, où, comme dans la folie, les impulsions subjectives prévalent involontairement.
A. Comte, Catéchisme positiviste,1852, p. 159. 12. ... mais, en rassemblant, dans cette vie morcelée par l'aliénation périodique de l'ivresse, toutes les heures de lucidité où il fut lui-même, on pourrait encore reconstruire une vie précieuse et des souvenirs bénis.
G. Sand, Histoire de ma vie,t. 4, 1855, p. 8. 13. Vous le voyez bien, que j'ai aimé vraiment dans ces instants-là, puisque toutes mes subtilités s'étaient fondues à la flamme de cette passion, comme du plomb dans un brasier; puisque je ne trouve pas matière à une analyse dans ce qui fut une réelle aliénation, une abdication de tout mon moi ancien dans le martyre. Cette idée de la mort, sortie des profondeurs intimes de ma personne, cet obscur appétit du tombeau dont je me sentis possédé comme d'une soif et d'une faim physiques, vous y reconnaîtrez, mon cher maître, une conséquence nécessaire de cette maladie de l'amour si admirablement étudiée par vous. Ce fut, retourné contre moi-même, cet instinct de destruction dont vous signalez le mystérieux éveil dans l'homme en même temps que l'instinct du sexe.
P. Bourget, Le Disciple,1889, p. 188. B.− [Une pers. considérée dans ses rapports avec autrui] 1. Fait pour des personnes (ou une partie de leur être moral, exprimée par un complément prépositionnel de) de devenir étrangères ou hostiles à d'autres personnes considérées comme responsables de cet éloignement. (Entraîner, provoquer l') aliénation des cœurs, des esprits. Rem. Attesté ds Ac. 1798-1932 et ds les principaux dict. généraux. 2. PHILOS., SOCIOL. Privation de libertés, de droits humains essentiels éprouvée par une personne ou un groupe social sous la pression de facteurs permanents (Hegel) ou historiques (Marx) qui l'asservissent à la nature ou à une classe dominante. Aliénation économique, politique, religieuse : 14. ... pour ce dernier [Hegel] tout lien humain a son origine dans la dialectique du maître et de l'esclave, dans cette lutte pour la vie et la mort qui ne cessera jamais, tandis que pour Marx l'aliénation a sa source dans une exploitation de l'homme par l'homme, qui ne tient pas à l'essence même de l'humanité et qui donc peut prendre fin.
J. Lacroix, Marxisme, existentialisme, personnalisme,1949, p. 23. 15. [Selon Marx] l'aliénation religieuse a la même origine que l'aliénation économique. On n'en finit avec la religion qu'en réalisant la liberté absolue de l'homme à l'égard de ses déterminations matérielles. La révolution s'identifie à l'athéisme et au règne de l'homme.
A. Camus, L'Homme révolté,1951, p. 248. 16. [Selon Marx] l'aliénation fondamentale réside dans les rapports de production : la division du travail et l'appropriation individuelle des moyens collectifs de production provoquent une situation infra-humaine où l'homme est exploité par l'homme. Le produit de l'activité humaine est séparé de son producteur et accaparé par une minorité : la substance humaine est absorbée par les choses produites, au lieu de revenir à l'homme. Des formes abstraites, l'argent, la marchandise, le capital s'érigent en idoles, deviennent étrangères à l'homme et l'écrasent de leur puissance absorbante. (...)
L'aliénation politique est la projection de l'aliénation économique dans l'organisation de la société civile : l'État est l'instrument dont se sert la classe capitaliste pour assurer politiquement sa domination et son oppression sur la classe asservie.
L'aliénation religieuse est le reflet imaginaire dans les cerveaux humains des forces extérieures (d'abord de la nature, puis de la société) qui écrasent les hommes. C'est parce que l'existence sociale de l'homme est une existence malade que la conscience humaine élabore des rêves compensatoires qui anesthésient ses souffrances : la religion est ainsi l'opium du peuple.
Birou1966. − P. ext., lang. commune. Toute limitation ou tout conditionnement objectivement imposés à l'individu par le fonctionnement actuel de la société, et éprouvés comme une atteinte révoltante aux droits humains fondamentaux. L'aliénation de l'humanité soumise... aux mass-media, l'aliénation de la femme traitée comme objet (Pol. 1969) : 17. Les illettrés, relégués à l'échelon le plus bas de la société, sont exposés à la frustration, à ce qu'on appelle aujourd'hui l'« aliénation ».
L'Afrique actuelle,déc. 1968(Vie Lang., no207, 1969, p. 330). Prononc. : [aljenasjɔ
̃]. Étymol. ET HIST. − 1. 1265 dr. « transport d'une propriété » (Livre de Jost., 11 ds Gdf. Compl. : Les alienacions des fiez); 2. a) xives. alienation d'entendement « égarement » (Oresme,
Œuvres morales, fo117 a, ibid. : ceux qui sont tombez en une frenesie ou alienation d'entendement); b) 1811 alienation mentale (Hanin, Vocab. méd., s.v., d'apr. Quem. t. 1 1959); 1847 id. « id. » (H. de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, éd. Bouteron, La Pléiade, t. 5, p. 1004 ds Fr. mod., t. 23, p. 298 : Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d'une aliénation mentale...); 3. 1541 « éloignement, hostilité des esprits, désaccord » (Calvin, Saincte Cene, V, 459 ds Hug. : Combien qu'ilz ayent une fois conféré ensemble, neantmoins, il y avoit telle alienation, qu'ilz s'en retournerent sans aucun accord).
Empr. du lat. alienatio au sens 1, jur. dep. Cicéron, Orat., 144 ds TLL, 1559, 3; de même en lat. médiév., avant 1280, Chart. Merseb, 359 ds Mittellat. W. : resignacioni seu alienacioni castrorum et civitatis; au sens 2 dep. Celse, 4, 2, p. 123 ds TLL, 1559, 67 : κ
ε
φ
α
λ
α
ι
́
α
ς notae sunt... oculorum caligo, mentis alienatio, vomitus; au sens 3 dep. Cicéron, Har. resp., 47, ibid., 1559, 46 : hac nimia nonnullorum alienatione a quibusdam. STAT. − Fréq. abs. litt. : 257. Fréq. rel. litt. xixes. : a) 254, b) 198; xxes. : a) 155, b) 676. BBG. − Bach.-Dez. 1882. − Bar 1960. − Barr. 1967. − Barr. Suppl. 1967. − Bél. 1957. − Bénac 1956. − Birou 1966. − Blanche 1857. − Bouillet 1859. − Cap. 1936. − Comm. t. 1 1837. − Dupin-Lab. 1846. − Éd. 1913. − Fér. 1768. − Foulq.-St-Jean 1962. − Franck 1875. − Garnier-Del. 1961 [1958]. − Julia 1964. − Lafon 1963. − Lal. 1968. − Lar. méd. 1970. − Lemeunier 1969. − Littré-Robin 1865. − Miq. 1967. − Moor. 1966. − Mots dans le vent. Vie Lang. 1969, no207, pp. 330-331. − Mucch. Sc. soc. 1969. − Nysten 1814-20. − Piéron 1963. − Pol. 1868. − Pol. 1969. − Porot 1960. − Privat-Foc. 1870. − Psychol. 1969. − Réau-Rond. 1951. − Sill. 1965. − St-Edme t. 1 1824. − Suavet 1963. |