| ABUS, subst. masc. I.− [Avec un compl. introd. par la prép. de et précisant l'obj. de l'abus] Action d'abuser d'un bien : 1. L'homme moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants... abus de fréquence dans les impressions; abus de diversité; abus de résonance; abus de facilités; abus de merveilles; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus.
P. Valéry, Variété 3,1936, p. 265. − L'abus s'exerce dans divers domaines où apparaissent des expr. usuelles précisant l'obj. de l'abus a) Domaine des choses consommables ou d'usage habituel : 2. L'abus des narcotiques c'est-à-dire leur usage habituel, contribue beaucoup à hâter cette vieillesse précoce, si commune dans les pays chauds.
P. Cabanis, Rapports du physique et du moral de l'homme, t. 2, 1808, p. 70. 3. Il faut toutefois le détourner de ce qui peut augmenter son exubérance organique : menus trop succulents, abus de viandes, surtout de viandes rouges (le régime carné lui est plus nuisible qu'à tout autre tempérament), du vin, des sucreries; sinon gare aux pléthores, aux congestions, à l'embonpoint.
E. Mounier, Traité du caractère,1946, p. 186. b) Domaine de la mor. ou de la relig. : 4. Il ne s'agit pas d'examiner rigoureusement ces croyances. Loin de rien ordonner à leur sujet, la religion servoit au contraire à en prévenir l'abus, et à en corriger les excès; ...
F.-R. de Chateaubriand, Génie du Christianisme,t. 2, 1803, p. 169. 5. Du haut en bas de notre société, je ne vois qu'iniquité, abus de pouvoir, exploitation d'autrui, tromperie...
A. Gide, Journal,1932, p. 1130. Rem. Dans cet ex., il peut s'agir aussi d'une expr. jur. (cf. inf. c). c) Domaine du dr. publ. ou privé : 6. ... mais ce n'est point là le nom d'une forme particulière de société, d'une espèce particulière de gouvernement. Il y a despotisme, oppression, abus d'autorité, par-tout où la loi établie est sans force, et cède à la volonté d'un homme ou de plusieurs.
A.-L.-C. Destutt de Tracy, Commentaire sur l'esprit des lois de Montesquieu,1807, p. 8. 7. Rien d'autre à dire, devant les passe-droits et les abus de confiance dont vous nous voyez victimes.
A. Gide, Les Caves du Vatican,1914, p. 770. 8. Quant à prétendre, en telle occasion où le pape exerce son pouvoir indirect, qu'il outrepasse les limites de son autorité légitime, et à invoquer alors, pour permettre la non-obéissance, un abus de pouvoir au sens juridique de ce mot, c'est une absurdité, puisqu'il s'agit là précisément d'un pouvoir dont la matière ne comporte pas de limites tracées d'avance, et de l'application duquel, en chaque cas particulier, il appartient au pape seul de déterminer l'étendue.
J. Maritain, Primauté du spirituel,1927, p. 58. d) Domaine de la pensée : 9. Ne personnifiez-vous pas, avec votre beauté et votre tristesse, avec votre ennui et votre scepticisme, l'excès de douleur produit par l'abus de la pensée?
G. Sand, Lélia,1833, p. 117. 10. Par ce jour de la fin de mai, jouissant du parc de Mirabeau et voyant combien il est trop abondant pour que je puisse l'épuiser, je vois les abus de l'érudition, l'inutilité des voyages, la surcharge de notre culture, je vois que je n'ai rien épuisé de ce qui est à la portée de ma main.
M. Barrès, Mes cahiers,mars-juill. 1910, p. 132. Rem. Les dict. signalent, en le qualifiant de vieilli, le sens « erreur ». Aucun ex. dans la docum. cf. hist. e) Domaine du lang. (ou de l'expr. litt.) : 11. Quel que soit le mérite de l'histoire des vents, de celle de la vie et de la mort, et de celle de la densité et de la rareté, personne ne peut disconvenir qu'elles fourmillent d'erreurs, d'abus de mots, et d'idées mal déterminées.
A.-L.-C. Destutt de Tracy, Éléments d'idéologie, Logique, 1805, p. 93. 12. Que si je m'avise à présent de m'informer de ces emplois, ou plutôt de ces abus du langage, que l'on groupe sous le nom vague et général de « figures », je ne trouve rien de plus que les vestiges très délaissés de l'analyse fort imparfaite qu'avaient tentée les anciens de ces phénomènes « rhétoriques ».
P. Valéry, Variété 3,1936, p. 45. − Rare. [En parlant d'un genre litt.] :
13. Tacite est la perfection d'un genre dont Sénèque est l'abus.
Ch.-J. de Chênedollé, Journal,1832, p. 137. II.− Emploi abs. A.− Gén. au plur. Domaine pol. ou soc.Résultat de l'action d'abuser; injustice introduite et fixée par coutume : 14. Ces guerres-là construisent la paix. Une énorme forteresse de préjugés, de privilèges, de superstitions, de mensonges, d'exactions, d'abus, de violences, d'iniquités, de ténèbres, est encore debout sur le monde avec ses tours de haine. Il faut la jeter bas. Il faut faire crouler cette masse monstrueuse. Vaincre à Austerlitz, c'est grand, prendre la Bastille, c'est immense.
V. Hugo, Les Misérables,t. 2, 1862, p. 361. 15. Elle proclame que depuis le 14 juillet 1789 la nation est rentrée virtuellement en possession de tous ses droits, que tous les privilèges et abus du passé sont abolis de fait comme de droit depuis cette date, ...
J. Jaurès, Études socialistes,1901, p. 210. 16. J'en suis venu à souhaiter de tout mon cœur la déroute du capitalisme et de tout ce qui se tapit à son ombre, d'abus, d'injustices, de mensonges et de monstruosités.
A. Gide, Journal,1932, p. 1116. 17. Il se rendait compte que jamais il ne l'avait sérieusement mise en question; les tares, les abus de l'U.R.S.S.? il les connaissait : ...
S. de Beauvoir, Les Mandarins,1954, p. 300. 18. Il fallait marquer aux alliés que la France libre était dans leur camp pour y incorporer la France, mais non pour y couvrir, vis-à-vis de la nation française, les abus ou empiétement qu'ils commettraient à son détriment.
Ch. de Gaulle, Mémoires de guerre,L'Appel, 1954, p. 208. Rem. Les abus peuvent avoir pour orig. : les formes de gouvernement et les institutions, les croyances, les guerres, le comportement des classes soc.; ils peuvent affecter la pol. internat. Si le mot est suivi d'un compl. (prép. de), ce compl. indique cette orig. (ex. 17) ou encore l'époque à laquelle ils appartiennent (ex. 15). − P. ext. Le mot s'applique au domaine mor. : 19. La souffrance, la misère, sont des forces vives qui ont leurs abus, comme le pouvoir a les siens.
H. de Balzac, Le Médecin de campagne,1833, p. 146. − Fam. (Il) y a de l'abus : 20. Ah! ça, alors. Y a de l'abus tu nous embêtes, à la fin. J'en ai marre, moi! j'en ai marre!
H. de Montherlant, Fils de personne,1943, III, 1, p. 317. ♦ Arg. Il y a de l'abutre : 21. Ce Parisien aimait à allonger les mots. Une de ses phrases favorites était il y a de l'abutre pour il y a de l'abus (109eInf., 1916-1917).
Esn.Poilu1919. B.− Au sing., DR. Anc. Régime. Appel comme d'abus. Recours contre un abus de pouvoir commis par une autorité ecclésiastique qui empiète sur la juridiction royale, ou inversement : 22. Cette première réclamation du droit civil contre le droit canonique produisit dans la suite l'appel comme d'abus, sauvegarde de la justice...
F.-R. de Chateaubriand, Mélanges politiques,1815, p. 192. − Proverbe. Le monde n'est qu'abus et vanité (abus au sens anc. de « tromperie »; cf. hist.) : 23. ... je ne suis pas très instruit dans la cabbale [sic], mon maître ayant péri... Mais le peu que j'ai appris de son art me fait... soupçonner que tout en est illusion, abus et vanité.
A. France, La Rôtisserie de la Reine Pédauque,1893, p. 2. Rem. Dans cet ex. le cont. fait penser que le mot a gardé son sens actif anc. auj. inus., de « tromperie, imposture ». Cf. inf. étymol. 3 et hist. II C. PRONON. : [aby]. Enq. : /aby/. Étymol. − Corresp. rom. : ital., esp., port. abuso; cat. abus; roum. abuz.
1. 1370 abus de « usage immodéré de (qqc.) » (Oresme, Eth., 203 ds Gdf. Compl. : Abus de deliz charnels); 2. 1451 emploi absolu « résultat d'un mauvais usage : erreur » (Ord., XIV, 152, ibid. : Pour eschever plusieurs abbus et faussetes); 3. 1532 « ce qui a pour but de tromper » (Rabelais, éd. Marty-Laveaux, I, 54 ds Hug. : Cy n'entrez pas, Hypocrites, bigotz. Tirez ailleurs pour vendre voz abus).
Empr. au lat. abusus, terme jur. dep. Cic., Top., 17 ds TLL s.v. au sens de « utilisation des choses fongibles » : non debet illa mulier, cui vir bonorum suorum usum fructum legavit, cellis vinariis et oleariis plenis relictis, putare id ad se pertinere. Usus enim, non abusus legatus est; fréq. chez Ulpien. Sens « mauvais usage, usage immodéré » exprimé en lat. class. par abusio que abusus concurrence en ce sens dep. Augustin, Doctr. christ., 1, 4, 4 ds TLL s.v. abusio, 237, 76 : usus illicitus abusus potius vel abusio nominandus est; cf. avec 1, Albert le Grand, Summa theologiae, II, 18, 122, 1, 4 ds Mittellat, W. s.v., 69, 40 : fornicatio est, quando solutus cognoscit solutam abusu naturali; cf. avec 2, Id., ibid., I, 2, 11, ibid., 69, 46 : si non referantur omnia ad gloriam Dei, abusus est. « Mauvais usage établi » attesté en lat. médiév. : Constitutiones imperatorum, II, 8, 3, ibid., 69, 48 : abusus... in ecclesiis habuerunt. Sens 3, venu de abuser* 2.
HISTORIQUE
I.− Dep. son apparition au xives., abus s'est maintenu avec une grande stab. dans son sens premier « usage immodéré, mauvais de »; la not. de « usage excessif » présente dans le mot, semble-t-il, dep. l'orig., n'apparaît nettement dans les dict. que dep. Ac. 1798. De là vient l'expr. fam. il y a de l'abus, citée par Pt Rob. On constate un élargissement du champ d'application de ce mot au cours des siècles, spéc. dans le domaine jur. − Appel comme d'abus, institution que Rich. t. 1 1680 et Encyclop. t. 1 1751 datent du xives., attestée au xvies. : Les appellations comme d'abus ont lieu quand il y a contravention contre les saints decrets, libertés de l'Église gallicane, arrest des cours souveraines, jurisdiction seculiere ou ecclesiastique, et tient-on qu'elles sont de l'invention de messire Pierre de Cugnieres, ores qu'elles semblent plus modernes. Loysel, 888 (Littré). Signalé par les dict. dep. Rich. t. 1 1680, il a été supprimé par la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905; encore mentionnée par les dict. du xxes., l'expr. ne se rencontre plus que dans des ouvrages hist. ou jur. − Au xixes., apparaissent les not. de abus de pouvoir, abus de confiance, abus de jouissance, abus de droit, etc.
II.− Dès le xves., abus a été empl. absol. et a désigné le résultat d'un usage mauvais, immodéré ou excessif; c'est ainsi qu'il a pris le sens de « erreur », de « tromperie » et enfin de « usage mauvais qui s'est établi ». A.− Abus « erreur » (cf. étymol. 2) a connu une très grande vitalité; Hug. donne environ 30 ex. pour le xvies. Au début du xxes., il est considéré comme vieilli. B.− Abus « tromperie » n'apparaît qu'au xvies. (cf. étymol. 3) et semble avoir connu une vitalité moins grande que le précédent. Au xviiies., seules les différentes éd. de l'Ac. en font une mention partic., Trév. et Fur. ne le distinguant pas du sens A. De Ac. 1798 à DG, il semble n'être plus empl. que dans l'expr. proverbiale le monde n'est qu'abus et vanité. Il disparaît complètement au xxes. C.− Au xviies., prob., abus prend le sens de « usage mauvais, coutume mauvaise qui se sont établis », toujours issu du sens premier, mais, jusqu'à la fin du xviiies., les dict. ne le distinguent pas nettement de celui-ci, malgré les ex. qu'ils en donnent : Il faut distinguer entre un usage reçu, et un abus qui s'est introduit. Ac. 1718. (Cf. également les ex. des xviieet xviiies. cités par Littré). C'est le seul emploi absolu de abus qui subsiste. STAT. − Fréq. abs. litt. : 1 373. Fréq. rel. litt. : xixes. : a) 3 428, b) 1 341; xxes. : a) 1 201, b) 1 471. BBG. − Barr. 1967. − Blanche 1857. − Boucher 1835. − Bouillet 1859. − Dupin-Lab. 1846. − Éd. 1913. − Génestal (R.). Les Origines de l'appel comme d'abus. Paris, 1950. − Le Clère 1960. − Lep. 1948. − Maurer (K.). Etymologica. Rom. Jahrb. 1957, t. 8, pp. 30-32. − Nysten 1814-20. − Pol. 1868. − Réau-Rond. 1951. − Spr 1967. − St-Edme t. 1 1824. − Théol. cath. t. 1 1909. |