| ABSTRAITEMENT, adv. PHILOS., LOG., lang. cour. D'une manière abstraite [Les composantes sém. du mot sont fréquemment explicitées par le cont.] .− [Énoncés comprenant des adv. synon. ou quasi-synon. de abstraitement] :
1. ... la ressource du miracle est interdite à la philosophie. Ainsi les philosophes, quand ils spéculaient sur le mal avec de courtes vues, auraient été réduits à la condition pitoyable d'hommes de cabinet, assoupis dans leurs théories, et rêvant de faire disparaître, en la qualifiant abstraitement et négativement, la triste réalité qui frappe un vivant spectateur du monde.
Ch. Renouvier, Essais de critique générale,3eessai, 1864, p. 174. 2. La beauté d'une œuvre ne doit jamais être envisagée abstraitement et indépendamment du milieu où elle est née. Si les chants ossianiques de Macpherson étaient authentiques, il faudrait les placer à côté d'Homère. Du moment qu'il est constaté qu'ils sont d'un poète du xviiiesiècle, ils n'ont plus qu'une valeur très médiocre.
E. Renan, L'Avenir de la science,1890, p. 190. 3. ... J'ai un remords : j'ai eu souvent l'air dans ce que je disais de ton pays, de l'aimer esthétiquement, abstraitement, comme un « beau pays ». Cela t'agaçait imperceptiblement sans que peut-être tu t'en rendisses compte. Et pourtant c'est bien plus profondément que je l'aime. Je ne veux pas dire que je l'aime comme toi, qu'il soit pour moi ce qu'il est pour toi. Mais je l'aime aussi dans sa particularité et son unicité, il est pour moi autre chose qu'une admirable région quelconque : il est le pays de la route qui s'en va entre les bois toute droite; il est le pays de la route qui monte vers la Sologne, il est le pays des prés de la Sauldre.
J. Rivière, Alain-Fournier, Correspondance,Lettre de J. R. à A.-F., sept. 1907, p. 275. 4. La pyramide met en forme la chute d'une grande chose, et la prépondérance de la loi intérieure; mais, par la pointe et les arêtes, elle nous garde d'oublier ce qu'elle efface; c'est le tombeau de l'esprit. Les tableaux peints nous instruisent du costume, des mœurs, du cérémonial. Certes il reste toujours à deviner; mais il y a ample suffisance en cette apparence fixée; tout est dit en cette mince surface, de même que des milliers de théorèmes sont en ce cercle nu. Le dessin le plus simple offre un sens que jamais aucun discours n'épuisera. De même un plan fait connaître un édifice ou une ville, plus exactement mais abstraitement. Nous y pouvons faire plus de mille voyages. Toute forme, enfin, porte aisément un infini de pensées sans paroles. C'est pourquoi la convention s'y met aussi. La chouette signifie Pallas et le paon signifie Junon; ...
Alain, Système des beaux-arts,1920, p. 297. − [Énoncés présentant un cont. syntagm. synon. ou anton.] :
5. ... Voilà ce qu'on pourrait appeler l'idée chez Platon, sa doctrine, son système métaphysique. Mais se contente-t-il d'exposer abstraitement cette doctrine? Non; il veut faire plus, il veut faire la physique de sa métaphysique, c'est-à-dire exposer ce qui se passe entre la cessation de nos manifestations par la mort et le retour de manifestations nouvelles par la naissance. C'est là que Platon se trompe.
P. Leroux, De l'Humanité,t. 2, 1840, p. 320. 6. ... Aussi, quand on discute des principes de la conduite humaine, faudrait-il demander presque toujours : « Est-ce en théorie, abstraitement, que vous l'entendez ainsi; ou bien parlez-vous de la pratique ordinaire et des actions communes? » Sottes gens que ces auteurs de morale qui n'ont pas le souci ni le sens de ces inconséquences constantes, et qui vont droit devant eux en raisonnant sur les choses qui devraient se passer comme elles ne se passent pas en effet. « Tu le dois, donc tu le peux » : c'est faux.
M. Blondel, L'Action,1893, p. 169. 7. ... à Combray, une personne « qu'on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu'un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s'était produite, dans la rue du Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n'eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d'une « personne qu'on connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu'ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C'était le fils de MmeSauton qui rentrait du service, la nièce de l'abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes.
M. Proust, À la recherche du temps perdu,Du côté de chez Swann, 1913, p. 57. 8. ... il avait organisé chez lui une sorte d'agence gratuite de placement. Sa journée se passait en visites de pauvres, en courses, en démarches. Je crois que le poussait l'amour moins de chaque homme en particulier que de l'humanité tout entière et, plus abstraitement encore : de la justice. Il donnait à sa charité l'allure d'un devoir social; et, tout de même, en cela se montrait très juif.
A. Gide, Si le grain ne meurt,1924, p. 512. 9. Prudence, conscience, bonté, il ne m'est point possible d'imaginer rien de tout cela, n'était l'homme. Que l'homme, détachant tout cela de soi, imagine tout cela, très vaguement, à l'état pur, c'est-à-dire abstraitement, en façonne Dieu, il le peut; il peut même imaginer que Dieu commence, que l'être absolu précède, et que la réalité soit motivée par lui, pour le motiver à son tour; enfin que le créateur a besoin de la créature; car s'il ne créait rien il ne serait plus créateur du tout.
A. Gide, Les Nouvelles Nourritures,1935, p. 275. 10. Nous ne sommes objet qu'en apparence, c'est-à-dire que notre corps n'est un objet qu'abstraitement, dans la subjectivité de ceux qui nous observent ...
R. Ruyer, La Conscience et le corps,1937, p. 27. − [Énoncés montrant le rattachement de abstraitement à la série morphol. abstraire/abstrait/abstraction ou manifestant l'oppos. abstraitement/concrètement où le 1erfonctionne souvent, mais non obligatoirement, avec une valeur péj.] :
11. ... la durée ne peut pas être le sujet d'une science abstraite, totalement distincte de l'histoire des êtres auxquels appartient cette durée, et n'ayant pour objet que les propriétés de la durée elle-même. La raison est simple : que pourrait-on vouloir examiner dans la durée considérée ainsi abstraitement, et absolument séparée de tout être auquel elle appartienne?
A.-L.-C. Destutt de Tracy, Éléments d'idéologie, Logique, 1805, p. 487. 12. Ce n'est pas tout de faire l'anatomie d'un effort abstraitement isolé; il en faut étudier la vivante complexité et la physiologie concrète. Car dans le mouvement de la vie il y a un circuit qui se ferme perpétuellement, mais pour se rouvrir et croître encore. Tout point d'arrivée n'est qu'un point de départ.
M. Blondel, L'Action,1893, p. 157. 13. ... si j'accepte de ne pas penser? Si j'opte pour un monde qui n'est pas celui de la pensée? − On aura, il est vrai, la ressource de nier ce que j'affirmais tout à l'heure et de soutenir que la moralité existe, même si je m'obstine à la nier. Mais cette moralité-là ne saurait être qu'un ordre abstrait, quelque chose comme une vérité abstraitement dissociée de l'acte qui la pose. Or que veut-on dire quand on parle d'une vérité que je ne connais pas, qui n'est pas pour moi?
G. Marcel, Journal métaphysique,1919, p. 209. 14. [De l'emploi du mot forme] Il s'agira toujours d'un ensemble de positions dans l'espace et le temps. Nous prétendons que l'on peut parler de la forme ou du mécanisme d'un « esprit », ou d'une institution, mais dans le sens où l'on parle de la forme d'une lime ou d'une machine à vapeur. Ce n'est pas une notion que nous analysons, c'est une réalité que nous « montrons ». Il ne s'agit pas davantage d'une forme considérée en dehors du temps, dans le sens d'un archétype éternel abstraitement séparée de son fonctionnement. Notre hypothèse est que toute réalité est forme, et qu'inversement toute forme est une réalité dans le sens le plus concret du mot. Nous entendons que la forme ainsi comprise se suffit à elle-même.
R. Ruyer, Esquisse d'une philosophie de la structure,1930, p. 17. Rem. 1. Voir aussi, sous ce rapport, les ex. 1 (triste réalité), 3 (dans sa particularité et son unicité), 7 (en tant qu'ayant tel degré de parenté), 9 (réalité ... motivée). 2. [En constr. abs.] Abstraitement parlant. De cette tournure devenue fréq., on voit ici l'orig. « stylistique » possible en parole p. anal. avec absolument parlant (ex. 15). 3. Qq. créations d'aut. (ex. 16 à 18) : 15. − Allons, allons, reprit Bixiou d'une voix pateline, après ce que nous venons de dire, osez-vous encore reprocher à ce pauvre Rastignac d'avoir vécu aux dépens de la maison Nucingen, d'avoir été mis dans ses meubles ni plus ni moins que la torpille jadis par notre ami des Lupeaulx? Vous tomberiez dans la vulgarité de la rue Saint-Denis. D'abord, abstraitement parlant, comme dit Royer-Collard, la question peut soutenir la critique de la raison pure, quant à celle de la raison impure...
− Le voilà lancé! dit Finot à Blondet.
H. de Balzac, La Maison Nucingen,1838, p. 597. 16. Prenez les plus beaux travaux de la science, parcourez l'œuvre des Letronne, des Burnouf, des Lassen, des Grimm, et en général de tous les princes de la critique moderne; peut-être y chercherez-vous en vain une page directement et abstraitement philosophique. C'est une intime pénétration de l'esprit philosophique, qui se manifeste, non par une tirade isolée, mais par la méthode et l'esprit général.
E. Renan, L'Avenir de la science,préf., 1890, p. 119. 17. ... Voici qu'il est l'heure du courrier. J'ai très peu dit ce que j'avais à dire. Mais je compte tant sur ta sympathie qui devine. Et puis, n'allons-nous pas être ensemble quelques jours bientôt − et bientôt deux années peut-être. Réfléchis sincèrement, abstraitement, à ce voyage de vacances. Dis-moi bien aussi comment cela se passerait et combien cela pourrait coûter. J'attends une réponse. Je ne sais pourquoi il me semble que ce voyage me sortirait de ma douleur.
J. Rivière, Alain-Fournier, Correspondance,Lettre de A.-F. à J. R., juill. 1907, p. 224. 18. − Mais les individus sont intéressés par l'histoire collective, dit Henri.
− Le malheur, c'est qu'en politique on ne revient jamais de l'histoire à l'individu, dit Lambert. On se perd dans les généralités et les cas particuliers, tout le monde s'en fout. »
Lambert avait parlé d'une voix si revendicante qu'Henri le regarda avec curiosité : « Par exemple?
− Eh bien! Par exemple, prends la question de la culpabilité. Politiquement, abstraitement, un individu qui a travaillé avec les Allemands est un salaud, on lui crache dessus, il n'y a pas de problème. Maintenant si tu en vois de près un en particulier, ce n'est plus du tout la même chose.
S. de Beauvoir, Les Mandarins,1954, p. 134. Prononc. ET ORTH. − 1. Forme phon. : [ab̭stʀ
εtmɑ
̃]. Enq. : /apstʀetmɑ
̃/. 2. Hist. − La forme mod. n'apparaît qu'au xviiies., ds Fér. Crit. t. 1 1787 (cf. hist. B). Rég. ensuite jusqu'au xxes. On trouve l'adv. au xvies, (1579, cf. étymol.), sous sa forme tout à fait sav. : abstractement (cf. abstraire : abstrait/ abstract). Étymol. − 1579 « d'une manière indépendante de l'objet » [ici : indépendamment du suj. qui possède les qualités], terme philos. abstractement (P. de Lostal, Discours philos., 169 ds Rev. Hist. litt. Fr., I, 182 : le philosophe s'imagine toujours les qualitez en quelque individu, alors qu'il les veut considérer abstractement comme l'on dit).
Dér. de abstrait* I 2, terme philos.; synon. abstractivement.
HIST. − A.− Monosém. et stable depuis l'entrée dans la lang. B.− Daté de 1579 (dans la graphie anc. abstractement, cf. étymol.) le mot n'apparaît cependant ds les dict. qu'à l'extrême fin du xviiies. 1remention, Fér. Crit. t. 1 1787 : Adv. D'une manière abstraite. C'est un mot de M. Necker. ,,Il n'a plus qu'à les considérer abstraitement``. Il met pour correctif, pour ainsi dire. L'Acad. ne le met pas, il serait utile, et il manque à la langue. Cl.-M. Gattel, Nouveau dict. portatif de la lang. fr., 1797 (,,C'est un mot nouveau``); Boiste 1823 (sans observation, ,,inusité``); Ac. Compl. 1842. L'Ac. ne le donne avec 1 ex. qu'en 1878 (Il traita la question abstraitement). − Rem. La dat. du mot a été 2 fois reculée : a) du xviiies. au xviies. par Besch. 1845 qui cite Pascal, Pensées, V, 17 : Aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement? b) du xviies. au xviepar Quem. t. 1 1959, cf. étymol., mais le sent. des lexicographes (cf. sup.) et des historiens de la lang. (cf. Brunot t. 6, p. 1140) permet d'affirmer que le mot est un néol. du xviiies., et était aux s. précédents un hapax d'aut. STAT. − Fréq. abs. litt. : 73. |