| * Dans l'article "TÉNÉBREUX, -EUSE,, adj. et subst." TÉNÉBREUX, -EUSE, adj. et subst. I. − Adjectif A. − Qui est plongé dans une obscurité plus ou moins profonde. Synon. noir, obscur, sombre; anton. clair, lumineux. 1. [En parlant d'un élément naturel] Envahi, obscurci par les ténèbres. Ciel ténébreux; nuit ténébreuse. Il parle tout seul; il verse son âme dans l'air froid et ténébreux de la nuit (Baudel., Paradis artif., 1860, p. 327).Ils regardaient la plaine, essayant d'y deviner les rivières et les fermes. Elle était à demi ténébreuse; l'obscurité se tassait au ras du sol (Arland, Ordre, 1929, p. 468). 2. [En parlant d'un lieu] Où la lumière du jour ne pénètre pas ou très peu. Antre, chambre, couloir, forêt, maison, pièce, puits ténébreux. C'est l'histoire des animaux vivant dans les cavernes ténébreuses, et qui perdent la vue à force de ne pas s'en servir (Gide, Paludes, 1895, p. 118).Avec sa main libre, il plongeait alors, affairé, en diverses cachettes, et à droite et à gauche dans la ténébreuse boutique (Céline, Voyage, 1932, p. 171). Rem. Dans ces accept., ténébreux évoque une idée de peur, d'insécurité, d'inconfort; ainsi le trouve-t-on souvent associé à d'autres adj. tels que froid, glacé, humide, inconnu, lugubre, morne, sinistre: Le taudis où son regard plongeait en ce moment était abject, sale, fétide, infect, ténébreux, sordide (Hugo, Misér., t. 1, 1862, p. 885). 3. [P. méton. du subst.] a) Qui se passe dans les ténèbres; qui vit la nuit. Sa face Était comme le champ d'un combat ténébreux (Hugo, Fin Satan, 1885, p. 931).Le plus uni sentier paraissait dangereux. On sentait s'éveiller partout ce qui vivait d'une existence ténébreuse (Gide, Immor., 1902, p. 449). b) Qui est dû aux ténèbres. Et la veilleuse que l'on me concède ne fait qu'augmenter mon angoisse ténébreuse, ma mère étant redescendue (Jammes, Nuits qui me chantent, 1928, p. 17). c) Privé de lumière, plongé dans les ténèbres de la cécité: Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux [les aveugles],
Pareils aux mannequins; vaguement ridicules;
Terribles, singuliers comme les somnambules;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Baudel., Fl. du Mal, 1860, p. 160. 4. P. ext. a) [En parlant d'un espace de temps] Jours, hiver ténébreux; semaine ténébreuse. Les enfants eurent peur dans les chambres qui avaient l'odeur de l'hiver et de ces longs mois ténébreux où personne ne pénètre dans la maison fermée (Mauriac, Nouv. Bloc-Notes, 1958, p. 43). b) [En parlant d'une couleur] Très foncé, sombre, noir. Ses beaux yeux languissants, d'une couleur ténébreuse et indécise, ressemblaient à des violettes chargées encore des lourds pleurs de l'orage (Baudel., Poèmes prose, 1867, p. 100). − [Qualifie une matière, un végétal] Sapins lourds, ténébreux, dévalant, dont les branches Suspendent dans l'air bleu de vertes avalanches (Noailles, Éblouiss., 1907, p. 185).La vaste bibliothèque couleur de bois ténébreux ciré (Arnoux, Zulma, 1960, p. 266). ♦ [En parlant d'un cours d'eau] D'une profondeur obscure. Le fleuve lent et ténébreux coulait, où s'embourbaient les constellations, qu'il ne charriait pas avec lui (Arnoux, Roi, 1956, p. 353). − [Précédé d'un nom de couleur dont il renforce la précision] Un gris ténébreux. Des minéraux, il passait aux coquilles (...) à toutes ces variations du rose dans une fonte de porcelaine, depuis la pourpre ténébreuse jusqu'au rose mourant, à la nacre noyant le prisme dans son lait (Goncourt, Man. Salomon, 1867, p. 429). B. − Au fig. 1. Domaine intellectuel a) [En parlant d'un lang., d'un ouvrage] Qui manque de clarté, d'intelligibilité, qui mériterait des éclaircissements. Synon. abscons, nébuleux, obscur.Livre ténébreux. Oh! que voilà des discours ténébreux, maussades et mal appropriés à la fête que nous célébrons aujourd'hui (A. France, Opin. J. Coignard, 1893, p. 99).Il y a (...) une mosquée caduque et blanche, et deux synagogues − où, paraît-il, de jeunes lévites en sont encore à étudier le ténébreux Talmud (Loti, Galilée, 1896, p. 73). − [P. méton. du subst.] Auteur, écrivain ténébreux. Qui s'exprime en termes obscurs. En espagnol ou en anglais, je peux (...) me saouler des auteurs les plus abscons comme les plus ténébreux (Aymé, Confort, 1949, p. 21). b) Qui n'a pas été entièrement élucidé par l'intelligence humaine ou par les progrès de la science. Qu'es-tu, ténébreuse philosophie? Tu es pour moi comme les cris des insectes rampants dans les cachots (Saint-Martin, Homme désir, 1790, p. 59).Nous pénétrions d'un degré de plus dans le monde ténébreux de l'atome (Michelet, Insecte, 1857, p. xxxii). c) Que l'éloignement dans le temps rend obscur et difficilement explicable. Une époque ténébreuse. Ces hommes des forêts qui vivaient ici dans les temps, dans les temps incalculés et ténébreux (Loti, Ramuntcho, 1897, p. 11). 2. Domaine affectif, mor. a) [En parlant d'une pers. ou de l'un de ses attributs]
α) Qui est d'une humeur sombre, mélancolique, taciturne. Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux, Triste jusqu'à la mort, l'œil sombre et ténébreux (Vigny, Destinées, 1863, p. 164).Ce n'était plus le beau monstre accroupi au visage anxieux et ténébreux (A. Daudet, Nabab, 1877, p. 263).
β) Mystérieux, énigmatique. Un garçon de figure aimable et d'une expression quelque peu ténébreuse et énigmatique (Arnoux, Solde, 1958, p. 29). b) [En parlant d'une manifestation de l'âme ou de la nature hum.] Dont on peut difficilement saisir le sens profond et caché; qui échappe à l'entendement humain. Synon. insondable, impénétrable.Qui lui révélerait le secret de cette âme ténébreuse? (Bourges, Crépusc. dieux, 1884, p. 248).Chez les symbolistes, le « rêve » perd ses profondeurs ténébreuses pour n'être plus que ce monde artificiel dans lequel on se réfugie (Béguin, Âme romant., 1939, p. 389). 3. Domaine soc. a) [En parlant d'un fait, d'une affaire] Qui n'a pas été parfaitement élucidé, où règnent encore des incertitudes, des obscurités. Mystère ténébreux; accusation, affaire, vérité ténébreuse. C'est ici sans doute l'épisode le plus obscur de cette ténébreuse histoire [l'Affaire Dreyfus] (Bernanos, Gde peur, 1931, p. 321).De tout temps, la police a eu tendance (...) à attribuer les morts ténébreuses, ou simplement douteuses, au suicide (L. Daudet, Police pol., 1934, p. 159). b) [En parlant d'une époque, d'une situation] Rempli d'incertitude, qui se présente sous un jour sombre, menaçant. L'avenir est encore bien ténébreux et je suis comme vous, il m'inquiète (Flaub., Corresp., 1875, p. 221).Cette crise [la guerre de 14-18] longuement préparée par une quantité d'illusions, et qui laisse après elle tant de problèmes, d'énigmes et de craintes, une situation plus incertaine, les esprits plus troublés, un avenir plus ténébreux qu'ils ne l'étaient en 1913 (Valéry, Regards sur monde act., 1931, p. 30). c) Privé des lumières et des progrès de la science. Le ténébreux Moyen Âge. Pendant plusieurs siècles, l'histoire n'est qu'un chaos dégoûtant qui à peine mérite d'être connu. Cette époque ténébreuse ne fournit rien non plus ni en morale ni en belles-lettres (Laclos, Éduc. femmes, 1803, p. 477). C. − [L'idée du mal, contenue dans le subst. ténèbres (v. ce mot C) est dominante] 1. [En parlant d'une pers.] Qui agit dans l'ombre, dont les desseins ne sont ni très clairs, ni très purs. Il n'y eut jamais événement plus sinistre et plus mystérieux. Ascanio: Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux (Hugo, L. Borgia, 1833, i, 1repart., 1, p. 6). − En partic. [En parlant de sa conduite] Trouble, douteux. Ce juif allemand à l'origine ignoble, au passé ténébreux, est devenu l'une des puissances secrètes du régime (Bernanos, Gde peur, 1931, pp. 272-273). 2. [En parlant d'un acte, d'un comportement, d'un projet] Qui est dicté par un esprit de malveillance, un désir de nuire. But ténébreux; action, manœuvre, vie ténébreuse. Le baronnet sir Williams eût tressailli d'aise s'il eût pu assister à cette scène, en voyant jusqu'à quel point ses plans ténébreux réussissaient (Ponson du Terr., Rocambole, t. 2, 1859, p. 241).J'étais monté dans leur gondole sans aucun dessein ténébreux. Vous savez bien que, si j'avais eu des desseins ténébreux, je ne me gênerais pas pour les dire (Gide, Ainsi soit-il, 1951, p. 1201). − [En parlant d'une instit., d'une idéol., d'une doctrine] L'art est une thérapeutique. Il nous débarrasse d'un despotisme ténébreux (Cocteau, Poés. crit. II, 1960, p. 228). 3. RELIG., MÉTAPHYS. a) [En parlant des profondeurs de l'âme, de la nature hum.] Où se forment les idées engendrant le bien et surtout le mal. Quand je l'ai lu, je ne sais pas même si je n'ai pas entendu son ricanement [du diable] au fond de mon âme, dans ce coin ténébreux où se logent les mauvaises pensées, la conscience du mal, tous les péchés jeunes et vieux, qui, lorsqu'on parle d'innocence, poussent un rire cynique et effronté (M. de Guérin, Corresp., 1833, p. 74).Ce cœur ténébreux de l'homme, qui, selon l'expression de Pascal, est creux et plein d'ordure (Thibaudet, Hist. litt., 1936, p. 320). b) [Corresp. à ténèbres II B 3 et 4] Ange ténébreux. Le prince des Esprits, d'une voix oppressée, De la Vierge timide expliquait la pensée. Éloa, sans parler, disait: Je suis à toi; Et l'Ange ténébreux dit tout haut: Sois à moi! (Vigny, Poèmes ant. et mod., 1837, p. 59).Monde, séjour ténébreux. Il forçait l'essaim invisible et hideux Des noirs esprits du mal, rois des ténébreux mondes, À se précipiter dans les bêtes immondes (Hugo, Fin Satan, 1885, p. 815).Puissances ténébreuses. Notre destinée dépend de notre nature inférieure, et (...) nous sommes les esclaves des puissances ténébreuses de notre être (Amiel, Journal, 1866, p. 433). II. − Substantif A. − Masc. sing. [À valeur d'abstr. ou de coll.] 1. (Tout) ce qui est sombre, obscur, mal défini, inexpliqué, mystérieux. Le ténébreux, l'embrouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables (Chateaubr., Mém., t. 1, 1848, p. 476). 2. (Tout) ce qui pousse l'homme à faire le mal. Tout réside (...) dans la spéculation effrénée sur la faim qu'a l'homme d'inventer, de croire, de bâtir le compliqué, le pervers, le ténébreux (Gracq, Beau tén., 1945, p. 145). B. − [En parlant de l'humanité] 1. [P. oppos. à lumineux] Individu vivant dans les ténèbres de l'ignorance et de l'obscurantisme. La vraie division humaine est celle-ci: les lumineux et les ténébreux. Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C'est pourquoi nous crions: enseignement! science! (Hugo, Misér., t. 2, 1862, p. 194). 2. [P. oppos. à voyant] Homme, sois le néant. Dieu fait du ténébreux le bourreau du voyant (Hugo, Fin Satan, 1885, p. 830). C. − [À propos d'un homme] 1. Homme à l'air sombre et mélancolique. Je suis le ténébreux, − le veuf − l'inconsolé, Le prince d'Aquitaine à la tour abolie (Nerval, Chimères, 1854, p. 693). − Au fém., rare. Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, Au fond d'un monument construit en marbre noir, (...) le ver rongera ta peau comme un remords (Baudel., Fl. du Mal, 1857, p. 56). 2. Jeune homme cherchant à séduire les femmes par un comportement taciturne ou mélancolique cher aux romantiques. Causant avec Flaubert de la mode des amoureux, du changement de ce avec quoi on séduit les femmes, du renouvellement, à chaque dizaine d'années, de l'allure du séducteur, nous trouvons que le ténébreux de 1830 n'est plus de mise (Goncourt, Journal, 1860, p. 726). − En partic., p. plaisant. Beau ténébreux. [P. réf. au récit chevaleresque d'Amadis de Gaule qui se retira dans la solitude par dépit amoureux] Quelle différence avec ce beau ténébreux frisé au petit fer qui lui était apparu [à la jeune femme] un soir récitant son Credo entre deux candélabres! (A. Daudet, Femmes d'artistes, 1874, p. 54).J'ai eu le temps de voir que MlleAimée Lanthenay rit en bavardant avec Duplessis, et fait des grâces pour lui. Attends, beau ténébreux, demain ou après, il y aura une chanson sur toi, ou des calembours faciles, ou des sobriquets, ça t'apprendra à séduire MlleAimée (Colette, Cl. école, 1900, p. 29). REM. 1. Ténébreusement, adv.a) [Corresp. à supra I A] D'une manière ténébreuse; dans les ténèbres. Il allait ainsi ténébreusement. Il ressemblait aux êtres de nuit tâtonnant dans l'invisible et souterrainement perdus dans les veines de l'ombre (Hugo, Misér., t. 2, 1862, p. 531).Le chevet de sa grande ville aux étroites fenêtres ogivales se détachait ténébreusement violacé sur l'argent blafard du couchant (E. de Goncourt, Zemganno, 1879, p. 21).b) [Corresp. à supra I B] D'une manière obscure, cachée, secrète, perfide. Rappelez-vous (...) le coup monté par un subordonné et par un espion ténébreusement conseillé (Clemenceau, Iniquité, 1899, p. 137).Cette perspective d'un incident si ténébreusement machiné continuait, certes, de l'épouvanter (Bourget, Actes suivent, 1926, p. 102). 2. Ténébrosité, subst. fém.,vieilli, littér. Caractère de ce qui est ténébreux, sombre, obscur. La Ténébrosité de la métaphysique n'effraie point certains esprits qui ne sont que subtils et froids, et qui croient avancer quand ils ne font que percer des ombres encore plus profondes (MercierNéol. Suppl.1801).Ténébrosité des espaces (Bloy, Désesp., 1886, p. 21). Prononc. et Orth.: [tenebʀø], fém. [-ø:z]. Ac. 1718: tenebreux; dep. 1740: ténébreux. Étymol. et Hist. A. « Plein de ténèbres, sombre » a) ca 1100 (Roland, éd. J. Bédier, 814: Halt sunt li pui e li val tenebrus); 1remoit. xiies. tenebruses ewes (Psautier de Cambridge, éd. Fr. Michel, XVII, 11); b) ca 1100 « (des yeux) plongés dans les ténèbres, qui n'y voient plus » (Roland, 2896). B. Fig. 1. en parlant d'un inanimé a) ca 1175 « sombre, triste » (Benoit de Ste-Maure, Chron. ducs de Normandie, 14181 ds T.-L.: la destinee ... Haïe e pesme e tenebrose); 1588 jours poisans et tenebreux (Montaigne, Essais, III, 5, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, p. 842); b) av. 1680 « difficile à comprendre, à élucider » philosophie tenebreuse (Le chevalier de Méré d'apr. Rich. 1680); c) fin xviies. « obscur, perfide » esprit ténébreux de discorde (Fléchier d'apr. Besch. 1845); 1767 complots ténébreux (Voltaire, Triumvirat, I, 2); 2. en parlant d'une pers. a) av. 1278 « laid » (Marques de Rome, 55 c 4 ds T.-L.: ge sui lede et tenebreuse); b) 1555 empl. subst. le beau Tenebreux en parlant d'Amadis de Gaule rebuté par Oriane (Premier 1. d'Amadis de Gaule mis en fr. par Nicolas de Herberay, Paris, V. Sertenas, II, p. XXVII vo: Mon filz [dit l'ermite à Amadis] vous estes jeune et de belle taille, ce nonobstant vostre vie est tenebreuse ... je veux que vous soyez nommé, le beau Tenebreux), de là 1657-59 faire le Beau tenebreux [en parlant du Maréchal de La Force] (Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. R. Adam, t. 1, 1960, p. 104); 1718 ténébreux « mélancolique, sombre » (Ac.); c) ca 1590 l'homme terrestre ignorant et tenebreux (Montaigne, op. cit., II, 12, p. 568); d) 1677 « qui cache des manœuvres coupables » un Coquin tenebreux (Boileau, Ep., IX ds
Œuvres, éd. F. Escal, 1966, p. 135); e) fin xviies. « de compréhension difficile, obscur » (Fénelon, Héraclite ds DG: On appelait Héraclite le philosophe ténébreux, parce qu'il ne parlait jamais que par enigme). Empr. au lat.tenebrosus « obscur, sombre »; à basse époque, fig. « (en parlant d'une personne) obscur, de compréhension difficile » (déb. iiies. Tertullien, à propos d'Héraclite); « (en parlant d'une chose) obscur »: tenebrosa iniquitas; tenebrosae interpretationes (ive-ves. St Augustin ds Blaise Lat. chrét.). Fréq. abs. littér.: 1 069. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 1 544, b) 2 183; xxes.: a) 1 392, b) 1 220. Bbg. Vidos (B. E.). Archivum Romanicum. 1930, t. 14, p. 145 (s.v. ténébrosité). − Wind 1928, p. 176, 205 (id.). |