| MONSTRE, subst. masc. I. − [En parlant d'une pers.] A. − Individu dont la morphologie est anormale, soit par excès ou défaut d'un organe, soit par position anormale des membres. Elle éleva son monstre qu'elle haïssait d'ailleurs d'une haine sauvage et qu'elle eût étranglé peut-être, si le curé, prévoyant le crime, ne l'avait épouvantée par la menace de la justice (Maupass.,Contes et nouv.,t.2, Mère aux monstres, 1883, p.369).Les monstres doubles sont, en fait, des jumeaux incomplètement séparés (Hist. gén. sc.,t.3, vol.2, 1964, p.636): 1. Barbarossa, un bouc immonde qui (...) procrée des monstres, des jumeaux collés par la peau du dos, des palmipèdes, des becs de lièvre, des bébés à tête de chien ou à deux têtes ou à six doigts ou à trois pattes ou munis d'un rudiment de queue de cheval et que l'on expose dans les baraques de foire, vivants ou conservés dans des bocaux...
Cendrars,Bourlinguer,1948, p.161. − P. anal., vx. [En parlant d'animaux, de végétaux] Les fleurs doubles sont des monstres (Littré). Dans les vitrines, il y avait des monstres empaillés, des veaux à cinq pattes, des moutons à deux têtes (Nizan,Conspiration,1938, p.140). B. − 1. [Sur le plan physique] Personne qui provoque la répulsion par sa laideur, sa difformité. Au bout de quelques jours, entre chez son ami, trouve dans le lit... un monstre, le croit devenu fou: il s'était rasé cheveux, sourcils, moustache, barbe (Goncourt,Journal,1858, p.448).Coup d'œil, depuis la rue, dans une boutique de modiste, en Avignon. Rien de plus attendrissant qu'un monstre qui essaye un chapeau et, de ses deux mains gonflées d'engelures, maintient sur sa tête une merveille de fleurs (Barrès,Cahiers,t.13, 1921, p.115). Rem. ,,On dit dans le même sens: Un monstre de laideur`` (Ac. 1835-1935). 2. [Sur le plan moral] a) Personne qui suscite la crainte par sa cruauté, sa perversion. Depuis qu'il avait l'âge d'homme, il portait cette armature rigide, l'apparence. Il était monstre en dessous; il vivait dans une peau d'homme de bien avec un coeur de bandit (Hugo,Travaill. mer,1866, p.211).Je n'étais pas un monstre: la première jeune fille venue qui m'eût aimé aurait fait de moi ce qui lui aurait plu (Mauriac,Noeud vip.,1932, p.76): 2. Madeleine, qui connaissait les amours de Mmede Rieu, la regardait toujours avec une sorte d'étonnement. Comment cette femme pouvait-elle vivre paisible dans ses débauches? Quand elle se posait cette question, elle croyait véritablement avoir affaire à un monstre, à une créature malade et exceptionnelle.
Zola,M. Férat,1868, p.122. Rem. ,,Populairement, dans le même sens, un monstre de nature`` (Littré). b) Un monstre de + subst. désignant un défaut, un vice.Personne qui se distingue par ce défaut, ce vice porté à son plus haut point. Un monstre d'avarice, de cruauté, d'indifférence, d'ingratitude, d'insensibilité. Voulez-vous que je sois franche, si franche que je vais vous paraître sans doute un monstre d'égoïsme, eh bien, personnellement, je ne voudrais pas gâter le bonheur (...) que me donne notre liaison (Huysmans,Là-bas,t.1, 1891, p.245): 3. Je suis, aux yeux de tous, un monstre d'indépendance, aux yeux de quelques artistes, un monstre d'art, et, dans l'opinion des fières canailles que j'ai fustigées, un monstre de turpitude.
Bloy,Journal,1895, p.192. c) P. exagér.
α) Personne qui surprend par quelque singularité. Imagine un instant ce monstre: un imbécile assez intelligent pour comprendre nettement qu'il est bête (Gide,Faux-monn.,1925, p.1161). − Domaine du spectacle.Monstre du music-hall, de scène; monstre sacré. Comédien, comédienne dont la personnalité et le renom sont exceptionnels. Le naturel de L. Guitry, de Réjane, était le naturel des planches, aussi en relief que les excès des monstres sacrés du drame: Sarah Bernhardt, Mounet-Sully, de Max (Cocteau,Parents, 1938, ii, p.181). ♦ P. anal., dans un autre domaine.Personnalité de premier plan, qui jouit d'une grande renommée. Les monstres sacrés du cyclisme, de la politique, du rugby. Il éprouvait une répugnance secrète pour les monstres sacrés de sa bibliothèque (...), dont il tenait, au fond de soi, les livres pour des incongruités (Sartre,Mots,1964, p.49): 4. Il est vrai qu'elle [la mère Rampillon] a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m'incliner quand j'ai fait mes débuts dans le monde.
Proust,Sodome, 1922, p.685.
β) Fam. Personne qui suscite la désapprobation. Ce monstre d'homme n'en fait jamais d'autres (DG): 5. Ce monstre de maire, ce vieux gredin de maire, c'est lui qui est cause de tout. Figurez-vous, Monsieur Javert, qu'il m'a chassée! À cause d'un tas de gueuses qui tiennent des propos dans l'atelier.
Hugo,Misér.,t.1, 1862, p.240.
γ) Fam. [Terme affectueux utilisé pour atténuer un reproche à l'encontre d'un enfant ou, même, d'un adulte] Petit monstre! Tu auras encore fait une sottise! (Dub.). Fi! Méchante, laide, cruelle, tyranne, petit joli monstre! Tu te ris de mes menaces, de mes sottises (Napoléon Ier, Lettres Joséph.,1796, p.49).Que c'est bête, de s'attacher à un homme! Je te tuerais, Gérard, si tu me faisais un coup pareil! Oui, embrasse-moi, monstre! Vous vous ressemblez tous (Champfl.,Avent. MlleMariette,1853, p.71): 6. Jacques, si tu avais rencontré alors Madame Verrière, tu l'aurais suivie dans la rue, tu aurais provoqué son mari, tu aurais été fou (...) − Voulez-vous bien vous taire, vilain monstre! susurra Madame Verrière.
Miomandre,Écrit sur eau,1908, p.209. II. − [En parlant d'une créature imaginaire] A. − Créature légendaire, mythique, dont le corps est composé d'éléments disparates empruntés à différents êtres réels, et qui est remarquable par la terreur qu'elle inspire. Les Centaures, la Chimère, le Minotaure, les Cyclopes étaient des monstres (Ac.1878-1935).L'hydre qui soufflait sur les eaux, le dragon qui vomissait du feu, le griffon qui était le monstre de l'air et qui volait avec les ailes d'un aigle et les griffes d'un tigre (Hugo,Misér.,t.2, 1862, p.430).Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent (Flaub.,Salammbô,t.1, 1863, 35): 7. ... au bord d'un vaste étang (...) habitait un dragon effroyable qui s'approchait parfois des murailles et empoisonnait de son haleine tous ceux qui séjournaient dans les faubourgs. Et, pour n'être point dévorés par le monstre, les habitants de Silène lui livraient chaque matin un des leurs.
A. France,Île ping.,1908, p.99. − P. métaph. Monstre des temps modernes (l'automobile), monstre froid (l'État). Deux monstres de l'Enfer, la douleur et la rage (Restif de La Bret.,M. Nicolas,1796, p.7).Prends garde seulement à la rêverie: c'est un vilain monstre qui attire (...). C'est la sirène des âmes (Flaub.,Corresp.,1846, p.204): 8. L'homme obéit et sert. Il s'agit de ne point retarder le monstre qui broie, digère, rejette, lui qui ne souffle jamais, ne bronche jamais, ne ralentit jamais (...). Et les mains et les bras ne cessent d'alimenter ici, de manipuler là, d'amonceler plus loin (...). La machine utilise la vitesse acquise, l'homme bénéficie de l'habitude du geste.
Pesquidoux,Livre raison,1925, p.60. B. − P. anal. Animal dont la grande taille, la laideur ou l'aspect féroce inspire l'étonnement ou la crainte. Lorsqu'un sanglier, la terreur des forêts, a découvert une laie avec son amant sauvage (...), le monstre hérisse ses soies (Chateaubr.,Natchez,1826, p.161).Les tourbières qui cachaient les grands squelettes des derniers monstres chaotiques (Faure,Hist. art,1909, p.26). − En partic. Monstres marins. Grands cétacés. Noé eut (...) à juger les monstres marins, dont les couples infernaux par les hublots avaient violé l'arche (Giraudoux,Ondine,1939, iii, 3, p.179). III. − Chose qui s'écarte des normes habituelles. A. − Au fig., vx. Chose (abstraite) qui provoque l'étonnement ou la désapprobation par son caractère incohérent ou hors des normes. Il a créé un monstre inconcevable en morale et en politique, et ce monstre n'est autre chose que le veto royal (Robesp.,Discours,Contre veto, t.6, 1789, p.87).«Nous proclamons une fois de plus, dit le manifeste, le droit des peuples (...) à disposer d'eux-mêmes.» Ce principe est un monstre à mes yeux, et la source de toute guerre (Alain,Propos,1925, p.659).L'idée même de poésie didactique est un monstre, une absurdité (Bremond,Poés. pure,1926, p.63). − Expr. Faire/se faire un monstre de qqc. Exagérer l'importance, la difficulté d'une chose (réelle ou imaginaire). Mais elle prétendait avoir une telle terreur, se faire un tel monstre d'un dîner avec des gens qui n'étaient pas du petit groupe, qu'elle le remettait toujours (Proust,Sodome,1922, p.885).Mon éducation puritaine avait fait un monstre des revendications de la chair (Gide,Si le grain,1924, p.522): 9. ... si l'on me dit la veille: demain il faudra vous soumettre à tel moment d'ennui, mon imagination en fait un monstre, et je me jetterais par la fenêtre plutôt que de me laisser mener dans un salon ennuyeux.
Stendhal,Souv. égotisme,1832, p.117. B. − P. anal. Chose (concrète) qui dépasse, par sa taille ou ses proportions, les autres choses de la même espèce. Monstre architectural. Cécile joue, sur le grand monstre. Notre vieux piano, celui de la rue Vandamme, est parti, on ne le reverra plus (Duhamel,Jard. bêtes sauv.,1934, p.108). − Emploi adj., fam. [En parlant d'une chose concr. ou abstr.] Exceptionnel par la quantité, la taille, l'intensité. Synon. colossal, phénoménal, prodigieux.Un banquet monstre; un succès monstre. La fameuse collection de couteaux, allant depuis le catalan monstre jusqu'à un eustache grand comme le petit ongle de sa petite main (Goncourt,Journal,1858, p.529).Chadourne nous prépare un breakfast monstre − café au lait, oeufs, confiture, papaye, bananes (Gide,Retour Tchad,1928, p.939).Courtial en était outré de ce culot monstre! (Céline,Mort à crédit,1936, p.558). REM. 1. Monstrelet, subst. masc.Petit monstre. J'ai trouvé un adorable monstrelet en forme de poulpe pourpre. Il était fait d'une matière plastique inédite, à la fois molle et ferme, lourde, glaciale et gluante au toucher (J.-Fr. Held dsLe Nouvel Observateur,29 mars 1967, p.24). 2. Monstresse, subst. fém.a) [Correspond à supra I B 2 c α] Deux travestis, deux monstresses sous une cascade de plumes d'autruche (J.-L. Bory dsLe Nouvel Observateur,22 sept. 1969, p.46).b) [Correspond à supra I B 2 c γ] Je ne peux plus vivre comme ça, me dit ma mère (...). Je la regardai avec commisération, car elle avait l'air fatigué et inquiet. Et je me tus, car je ne connaissais pas de remède à son souci. − C'est tout ce que ça te fait, petite monstresse? (Colette,Mais. Cl., 1922, p.41).c) [Correspond à supra II A] Ces monstresses bariolées [statues de Niki de Saint-Phalle] (...) sont réalisées en grillage recouvert de morceaux de tissus variés, de bouts de laine et d'éclatante peinture (L'Express,4 oct. 1965, p.61). Prononc. et Orth.: [mɔ
̃:stʀ
̭]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. A. 1. 1remoitié xiies. «prodige, miracle» (Psautier Oxford, éd. F. Michel, 104, 4, p.154: Remembrez des merveilles de lui [du Seigneur], les queles il fist, ses monstres, e les jugemenz de la buche de lui! [Recordamini mirabilium ejus quae fecit, signorum et judiciorum oris ejus]); id. (ibid., 45, 8, p.62: Venez e vedez les ovres del seigneur, les queles il posat monstres sur terre [quae posuit prodigia super terram]), bien att. au xvies., Hug.; 2. 1541 «action monstrueuse, criminelle» (Calvin, Instit., III, p.125 ds Hug.); 1661 faire un monstre (d'une chose) «la représenter de manière monstrueuse, périlleuse» (Molière, Don Garcie, IV, 6); 3. 1580 «chose prodigieuse, incroyable» (Montaigne, Essais, II, XI, éd. A. Thibaudet et M. Rat, p.407: je diray un monstre); 4. 1690 «ce qui est mal fait, mal ordonné» (Fur.: Ce bâtiment ... est un monstre ... il n'y a aucune symétrie; ... Ce livre est fort sçavant, mais il n'y a point d'ordre, c'est un monstre). B. 1. 1160 «être fantastique de la mythologie, des légendes» (Eneas, 4638 ds T.-L.: Il ne manjot se homes non; Cacus [monstre à demi homme, fils de Vulcain] aveit li mostres nom); 1188 (Aimon de Varennes, Florimont, 1967, ibid.: Joste la meir en Albanie En une terre enhermie S'estoit li moustres herbergiés: chief de leupart, le cors de guivre volant; Entor les cusses environ Fut de serpent et de poisson); début xiiies. (Merlin, I, 91, ibid.: ... li mostres lor aparut en l'air; ... il virent venir volant un dragon vermoil, et coroit par l'air et getoit feu et flamme parmi lou nés et parmi la boche); 1562 monstre marin (Du Pinet, Hist. du monde de C. Pline Second, t.1, table non foliotée, s.v. Monstre); 1677 p. ext. «bête féroce» (Racine, Phèdre, II, 2); 1678 «poisson de très grande taille» (La Fontaine, Fables, VIII, 8); 2. appliqué à des hommes a) ca 1165 en raison de leur aspect physique et de leurs moeurs étranges (Benoît de Ste-Maure, Troie, éd. L. Constans, 13379); ca 1223 appliqué à un homme défiguré par la lèpre (Gautier de Coinci, Miracles, éd. V. F. Koenig, II Ch 9, 2548); ca 1225 à un être contrefait (Pean Gatineau, St Martin, 5607 ds T.-L.: Une fame un filz enfanta Qui mainte genz espöanta. Tex ert, si resemblout un monstre); ca 1380 à un castrat (Jean Lefèvre, La Vieille, 108, ibid.); 1690 à une personne extrêmement laide (Fur.: ... un monstre, une femme laide à faire peur); b) ca 1223 p. anal. morale, appliqué à un païen (Gautier de Coinci, op. cit., II Mir 11, 414: Seignor, fait il [sainz Basiles] ou cors le moustre [l'empereur Julien] Qui noz avoit tant maneciez...); id. à des impies (Id., ibid., II Mir 13, 558); 1562 monstre de femme [Messaline] (Du Pinet, op. cit., t.1, p.409); c) p. ext. 1636 ce jeune homme est un monstre de mémoire «il a une mémoire extraordinaire» (Monet, p.570a); 1690 un monstre de cruauté, d'avarice (Fur.); 1727 par antiphrase (N. Destouches, Philosophe marié, III, 5, éd. Paris, 1742, p.45: Une femme constante est un monstre nouveau Que le Ciel a produit pour être mon bourreau); 1779 id. c'est un monstre! «il est adorable! [en parlant d'un pouf]» (Genlis, Les dangers du monde, I, 1 ds Brunot t.6, p.1083). C. Emploi adj. 1841 ça fera un effet monstre (Dumersan et Dupeuty, La descente de la Courtille, I, 1 ds Quem. DDL t.6). Empr. au lat. monstrum (de monere «avertir, éclairer, inspirer»), terme du vocab. relig. «prodige qui avertit de la volonté des dieux», par suite «objet de caractère exceptionnel; être de caractère surnaturel» (spéc.: les démons, dans la lang. chrét.); monstre (p. ext. monstrum hominis Terence, Eun., 696; monstrum mulieris Plaute, Poen., 273); acte monstrueux, contre nature». Fréq. abs. littér.: 2811. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 3617, b) 3096; xxes.: a) 3943, b) 3765. |