| MÉNAGER1, verbe trans. I. − Utiliser avec réserve, modération; économiser, épargner. A. − [Le compl. d'obj. dir. désigne un inanimé concr. ou abstr.] 1. Utiliser quelque chose avec modération de manière à en prolonger l'usage, à en tirer un plus grand profit. Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le ventre vide, l'âme en détresse, marchait nu-pieds sur l'herbe au bord du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l'autre n'existant plus depuis longtemps déjà (Maupass.,Contes et nouv., t. 1, Vagabond, 1887, p.668).Il monta tout de suite se déshabiller, autant parce que ses vêtements d'apparat le gênaient toujours un peu, que pour les ménager (Montherl.,Célibataires,1934, p. 798).Ménage la pile, Jean-Louis. Le mince faisceau de la petite lampe tourne autour de la grille du parc, fait sortir un moment de l'ombre ses grands pilastres (Bernanos,Crime,1935, p. 744). 2. Epargner, employer quelque chose avec économie de manière à en dépenser le moins possible. Ménager sa fortune. Ceux-là fondent sur la langue. D'habitude maman ne les fait pas trop mal. Pourtant ce n'est plus ça. Elle doit ménager la crème (Renard,Poil Carotte,1894, p. 192).Il enflamma un peu, très peu de son alcool (il le ménageait pour confire ses nouveaux serpents) (Giraudoux,Suzanne,1921, p. 207).Nos pères ne charpentaient qu'avec du chêne. Ils ne ménageaient point le bois. Je connais des habitations où les combles ont l'aspect de forêts pétrifiées (Pesquidoux,Livre raison,1925, p. 141). − Région. (Canada). Ménager sur.Économiser. Ménager sur la nourriture (Fichier TLFQ). 3. Au fig. User d'une chose, l'employer avec mesure, modération. Ils s'accusèrent d'avoir été trop ambitieux, et ils résolurent de ménager désormais leur peine et leur argent (Flaub.,Bouvard, t. 1, 1880, p. 44): 1. Est-ce qu'on ne pourrait pas laisser mon père prendre ses repas calmement, et moi aussi par surcroît? Est-ce que vous croyez que nous n'avons pas d'autres soucis, dit-il sans ménager sa violence. Si c'est nécessaire, j'exigerai qu'on se taise pendant que mon père mange.
Druon,Gdes fam., t. 2, 1948, p. 103. − Proverbe. Se ménager une poire pour la soif. Garder une poire pour la soif (v. garder II A 2 e). [Il] avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu'il se ménageait à toute occasion (Maupass.,Contes et nouv., t.2, Boule de suif, 1880, p. 123). B. − P. ext. 1. [Le compl. d'obj. dir. désigne des pas, des gestes, des paroles de qqn] Mesurer, utiliser avec économie, mesure. Ménager les mots inutiles, les termes. Une autre vache de locataire arrivait. Plongé dans un demi-sommeil, il ne ménageait plus ses expressions (Dabit,Hôtel Nord,1929, p. 44).V. cocuage ex. 2. Vous dites qu'elle vous a offert de se tuer avec vous. Cette offre, vous ne deviez pas l'accepter. Nous n'en sommes plus à ménager les mots. C'est à un abominable égoïsme que vous la sacrifiez.
Bourget,Sens mort,1915, p. 271. − [Gén. à la tournure négative] Ne pas ménager qqc. à qqn.Ne pas ménager les allusions à qqn. Christophe ne lui ménageait pas les remontrances: elle les écoutait avec une humilité touchante, qui le désarmait (Rolland,J.-Chr., Foire, 1908, p. 749).Prince, démobilisé, venait de rompre une nouvelle fois avec sa mère, et, sans le sou, en quête d'une profession élégante, prenait des airs ravis et confus, en parlant d'une «dame du monde», qui ne lui ménageait pas ses bontés (Arland,Ordre,1929, p.261).[Il] tomba (...) de haut lorsqu'il apprit de la bouche même de MgrDuberville que le nouvel évêque préférait l'ancien plain-chant. M. Meisson avait l'esprit caustique, la dent dure. Il ne ménagea point les sarcasmes à l'évêque (Billy,Introïbo,1939, p.58). 2. [Le compl. d'obj. dir. désigne un organe, une fonction, une partie du corps hum.] Prendre soin de, éviter de fatiguer. Ménager son estomac, son foie, ses nerfs, son souffle, sa voix, ses cordes vocales; dentifrice qui ménage les gencives. Je vous supplie de ménager votre santé durant la convalescence et de ne point la compromettre de nouveau par un travail prématuré (Renan,Souv. enf.,1883, p. 401).Il faut au grand architecte de bons ouvriers qui sachent leur métier et ne ménagent point leurs forces (Rolland,J.-Chr., Nouv. journée, 1912, p. 1566).Ce fumoir présentait une particularité remarquable, c'est que l'on y fumait fort peu. Il convenait de ménager la poitrine de Fauvet, harcelé par des crises d'asthme (Duhamel,Cécile,1938, p. 48). C. − Au fig. [Le compl. désigne un animé ou un trait de caractère] 1. Épargner de la fatigue, des soucis à une personne fragile, de santé délicate; traiter quelqu'un avec bonté, douceur. Je ne voulais pas envisager cette bataille, en malade que l'adversaire ménage et protège (Mauriac,Noeud vip.,1932, p. 249).L'abbé soigna Decraemer, qui lui dut une fois de plus la vie. Il le ménageait, le rationnait, choisissait une alimentation légère pour cet organisme en ruine, incapable de soutenir le combat qu'est la nutrition (Van der Meersch,Invas. 14,1935, p.448).C'est une enfant très délicate, très sensible, on doit la ménager beaucoup, me dit-il d'un ton rogue. L'institutrice ne la ménageait pas assez (Bernanos,Journal curé camp.,1936, p.1180). − Proverbe. Qui veut voyager loin*, ménage sa monture. − Emploi pronom. réfl. Le rayon restait désert, peu de clientes montaient aux confections, à cette heure matinale. Ces demoiselles se ménageaient, droites et lentes, pour se préparer aux fatigues de l'après-midi (Zola,Bonh. dames,1883, p. 474).Il commença à les débiter [ses visions] sans se ménager et sans se contraindre (Bremond,Hist. sent. relig., t. 4, 1920, p. 202). 2. Traiter quelqu'un avec égards, soit par respect, soit par intérêt dans le but de l'influencer, de ne pas le peiner, de ne pas lui déplaire. Synon. fam. prendre des gants* avec qqn.Comme c'est la fête patronale, j'ai dit au garde de faire sa tournée le soir et de ne pas ménager les ivrognes (Renard,Journal,1905, p. 975).Je ne le ménagerai pas plus que vous: vous savez que je ne ménage personne. Il ne travaillera pas de ses mains, mais je le ferai trimer dur (Sartre,Mains sales,1948, 3etabl., 3, p. 100): 3. Vous vous êtes fait jusqu'ici bien venir de ma gouvernante qui, comme toutes les vieilles gens, est assez morose de son naturel. Ménagez-la. J'ai cru devoir la ménager moi-même et souffrir ses impatiences. Je vous dirai, Jeanne, respectez-la. Et, en parlant ainsi, je n'oublie pas qu'elle est ma servante et la vôtre...
A. France,Bonnard,1881, p. 489. − [P. méton.] ♦ [Le compl. d'obj. dir. désigne le caractère, un sentiment de qqn] Traiter avec indulgence, délicatesse, respect. Ménager l'amour-propre, la susceptibilité de qqn. Je vous ai souvent froissée. Je ne ménageais pas assez votre délicatesse. Il y a eu des malentendus entre nous. Cela tient à ce que nous n'avons pas la même nature (A. France,Lys rouge,1894, p. 347).On avait disposé, dans la chambre, une couchette pour moi, une petite couchette de garde-malade et, − ô ironie! afin, sans doute, de ménager sa pudeur et la mienne − un paravent, derrière lequel je pusse me déshabiller (Mirbeau,Journal femme ch.,1900, p. 149): 4. Il commença de monter l'escalier que l'obscurité envahissait par cette fin d'un après-midi d'hiver. Il allait doucement, afin de ménager la lassitude de sa compagne qui se tenait à la rampe, comme si elle gardait à peine assez d'énergie physique pour suffire à l'effort de gravir ces quatre étages.
Bourget,Disciple,1889, p. 54. ♦ Ménager l'opinion. Ne pas déplaire, ne pas choquer ou causer de scandale. Grazia prit la résolution d'aller s'enfermer avec Lionello dans un sanatorium des Alpes. Christophe demanda à l'accompagner. Pour ménager l'opinion, elle l'en dissuada. Il fut peiné de l'importance excessive qu'elle attachait aux conventions (Rolland,J.-Ch., Nouv. journée, 1912, p. 1516). ♦ Ménager les intérêts de qqn; avoir un intérêt à ménager. Veiller à le(s) conserver, à ne pas le(s) compromettre. Nous sommes débordés par l'activité tapageuse de gens sans mandat qui essayent de se tailler un succès personnel avec une question que l'on ne peut traiter qu'avec la plus grande réserve. Ceux-là n'ont aucun intérêt à ménager (Barrès,Cahiers, t. 9, 1912, p. 259). ♦ Expr. Ménager la chèvre et le chou. S'efforcer de ne déplaire à aucun des deux adversaires ou des deux partis en présence; user d'adresse afin de ne froisser personne. Drôle de foire, dit Lambert. La moitié des gens qui sont ici ne demanderait qu'à massacrer l'autre. Forcément puisque tu as choisi de ménager la chèvre et le chou. − Tu appelles ça les ménager? J'ai mécontenté tout le monde (Beauvoir,Mandarins,1954, p.366): 5. Il n'est pas franc, c'est un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle différence avec Forcheville! Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n'est pas comme l'autre qui n'est jamais ni figue ni raisin.
Proust,Swann,1913, p. 265. Var. «C'est vrai que X... c'est mieux que moi? − Tu sais bien que l'imitateur c'est toujours mieux que l'inventeur!». Cela ménageait la chèvre, le chou et la vérité. N'empêche que le livre de X... est tombé dans l'oubli et que le petit «Cornet» vit encore (Jacob,Cornet dés,1923, p. 9).II. − Disposer, préparer, régler quelque chose avec adresse, soin. A. − [Le suj. désigne une pers.] 1. Prendre des dispositions pour, régler, arranger avec adresse, soin, prudence. Ménager son coup, sa rentrée, une transition; ménager la réconciliation de deux personnes; ménager une entrevue entre deux personnes. Je devrais dès maintenant leur ménager une rencontre. Mais je sais si bien ce qui en sortira: une raison de plus de ne pas l'épouser. Et, ce que je cherche, c'est une raison de l'épouser (Montherl.,Démon bien,1937, p.1254).Il ménagea une pause, qui correspondait à l'arrivée du plateau de fromages (Romains,Hommes bonne vol.,1938, p.158): 6. Les récits qu'il tirait de son passé se composaient comme autant de romans bien venus et pleins de vie. Comme il savait ménager ses effets, jouer de l'imprévu, soutenir l'intérêt jusqu'au dénouement!
Martin du G.,Souv. autobiogr.,1955, p. LXXIV. − Ménager qqc. à qqn.Lui préparer, lui réserver quelque chose. Ménager un avenir, une situation à qqn; ménager de la solitude et du silence à qqn. On en voulait presque à cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager au réveil, une bonne surprise à ses compagnons (Maupass.,Contes et nouv., t. 2, Boule de suif, 1880, p. 140). − Emploi pronom. réfl. ♦ [Le compl. désigne un inanimé] Se réserver, se préparer quelque chose. Se ménager une (porte de) sortie. L'abbé Guitrel se ménageait des occasions fréquentes de visiter les magasins de Rondonneau jeune, fabricant d'objets sacrés (A. France,Orme,1897, p. 35): 7. Il est bien vrai qu'il parle de la foi comme si elle était l'acte immédiat, la pensée la plus intime de sa pensée; mais ce n'est que pour se ménager une plus spécieuse retraite, pour céder à un plus subtil désir et livrer savamment son âme aux démons de la complexité.
Massis,Jugements,1924, p. 100. ♦ [Le compl. désigne une pers.] Se concilier quelqu'un. Il y a deux Mistral: un grand, un petit. Le petit croit à Paris, aux Instituts, à l'argent, est craintif dans son village, voudrait se ménager les instituteurs (lui, le traditionaliste). Et puis il y a le grand Mistral, celui qui écrivit Mireille à vingt-quatre ans (Barrès,Cahiers, t. 8, 1910, p. 131). 2. Installer, disposer avec adresse, avec soin. Ménager un passage, une ouverture. Le peintre lui-même, devant la mauvaise grâce du propriétaire, la coupa [la pièce], dans un bout, d'une cloison de planches, derrière laquelle il ménagea une cuisine et une chambre à coucher (Zola,
Œuvre,1886, p. 258).Ils voulurent la cuisine au milieu. Au reste, les deux portes la situaient déjà, l'une, s'ouvrant de côté sur la grange, l'autre sur la cour. Ils firent ménager une fenêtre double sur le même pan de mur (Pesquidoux,Livre raison,1928, p. 145): 8. Que dira-t-il de ce bocage planté dans la cour du Louvre pour y masquer les belles lignes de l'architecture, lui qui avait pour principe de ménager de vastes espaces autour des habitations?
Barrès,Cahiers, t. 10, 1913, p. 130. − Emploi pronom. réfl. [La bonne] avait si bien casé les ustensiles et les meubles, qu'elle s'était ménagé, près de la fenêtre, un coin libre où elle travaillait le soir (Zola,Page amour,1878, p.46).Derrière cette porte s'étend le reste du grenier, que j'ai coupé d'une cloison de briques pour me ménager en deçà une retraite habitable (Bosco,Mas Théot.,1945, p.174). B. − [Le suj. désigne un inanimé concr. ou abstr.] Réserver, permettre quelque chose. Des idées qui ne ménagent rien de bon. Un vaste appentis descendra de la maison (...) en pente douce. Il couvrira tout. Assez élevé pour ménager l'air nécessaire à la conservation des vaisselles vinaires, à la tenue du vin lui-même (Pesquidoux,Livre raison,1925, p. 146).Sa susceptibilité lui ménageait fatalement d'«immenses chagrins», les amis intimes étant, dans l'éloge, toujours au-dessous de ce que le cher garçon aurait attendu d'eux (Blanche,Modèles,1928, p. 122).On le leurre de l'espoir de la guérison, pour la fin du printemps ou l'été. Mais les suites de la maladie se prolongent péniblement et lui ménagent une vie sans joie (Rolland,Beethoven, t. 1, 1937, p. 86). REM. 1. Ménageable, adj.Qui peut être ménagé, traité, réglé avec adresse, soin. Nicole est tout dans les intervalles, dans les nuances, aux confins des opinions ménageables; il n'est qu'un psychologiste habile et surtout un moraliste (Sainte-Beuve,Port-Royal, t. 4, 1859, p. 392). 2. Ménageur, -euse, adj. et subst.(Celui, celle) qui ménage quelqu'un, le traite avec égards, réserve. Oh! la terreur de mon livre chez les peureux, chez les couards, chez les ménageurs de la chèvre et du chou! (Goncourt,Journal,1890, p.1246).Ce ne sera pas ces maîtres ménageurs qui feront notre firme et notre patronage (Péguy,Ève,1913, p. 907). Prononc. et Orth.: [menaʒe], (il) ménage [mena:ʒ]. Ac. 1694, 1718: mesnager; dep. 1740: ménager. Étymol. et Hist. 1. a) 1309 «habiter» (Preuves de l'Hist. de Bret., I, col. 1226 ds Gdf.); b) 1450 «vaquer aux soins du ménage» (Arch. JJ 184, pièce 65, ibid.), sens att. en a. et m. fr., réputés ,,anc.`` ds Guérin 1892; 2. xves. «disposer, arranger» (ds FEW t. 6, 1, p. 190a qui précise ,,hapax``); 3. 1567 «administrer, gérer un bien» (Amyot, Périclès, 16 ds Hug.); d'où a) ca 1570 «disposer avec prudence» (La Boétie, 174 ds Littré); b) 1571 «tirer le meilleur parti de» (Id., La Mesnag. de Xenoph. ds Gdf.); 1605 [éd.] ménager le temps (O. de Serres, 808 ds Littré); 1679 ménager ses forces (Bossuet, Hist., III, 6, ibid.); 4. 1621 «régler, prendre des dispositions» mesnager accord (D'Aubigné, Livre des missives et discours milit., II ds
Œuvres, éd. Reaume et de Caussade, I, 134); av. 1654 pronom. «disposer pour soi» (Guez de Balzac ds Besch. 1845); 5. a) 1628-30 «traiter quelqu'un avec égards» (D'Aubigné, Sa vie à ses enfants, loc. cit., I, 108); 1629 pronom. se mesnager avec qqn «id.» (Richelieu, Lettres, instructions diplomatiques..., éd. M. D'Avenel, III, 421 ds Haschke Richelieu, p. 78); b) mil. xviies. «traiter quelqu'un avec indulgence, bonté» (Retz, Mémoires, IIepart. ds
Œuvres, éd. A. Feuillet, II, 8: en y ménageant avec soin tous mes amis); 6. a) 1646 «épargner le danger, la fatigue à quelqu'un» menager les troupes (Ablancourt, Ar. ds Rich. 1680); 1668 menager sa monture (Racine, Plaideurs, I, 1); b) 1662 pronom. «prendre soin de sa personne» (La Rochefoucault, Mémoires, II [année 1643] ds
Œuvres, éd. D. L. Gilbert et J. Gourdault, II, 60); 7. 1690 «réserver, fournir la place nécessaire pour» (Fur.: Mesnager un escalier... dans l'espaisseur du mur). Dér. de ménage*; dés. -er. Fréq. abs. littér.: 2 114. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 3621, b)3437; xxes.: a)2663, b)2454. |