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MANGER1, verbe trans.
A.− Avaler (un aliment solide ou pâteux) après (l')avoir mâché.
1. [Le compl. d'obj. est exprimé] Les chevaux mangent du foin, de l'avoine (Ac.). Gaga et Clarisse faisaient avec Blanche un repas sérieux, mangeant des sandwiches sur une couverture étalée (Zola, Nana,1880, p. 1388).Les longues vaches flamandes (...) viennent en ronflant de plaisir manger parfois l'avoine au creux de sa main (Bernanos, M. Ouine,1943, p. 1430).V. brioche ex. 1, chair ex. 10, déjeuner2ex. 6 :
1. Ce soir, Marguerite n'a pas eu le temps de faire de la cuisine, Gondran, pour son souper, mange un oignon cru. Il l'a coupé par le milieu. Il défait une à une les côtes concentriques, les trempe dans la salière et les croque. Giono, Colline,1929, p. 28.
SYNT. Manger un fruit, un gâteau, un morceau de pain, un œuf, des pommes de terre, des restes, une tartine; manger son déjeuner, son dîner; manger du fromage, du pain, du poisson, de la purée, de la viande; manger de tout; manger de la bonne cuisine; n'avoir rien mangé depuis la veille; être bon, mauvais à manger.
Loc. (souvent au fig.)
Manger son blé* en herbe/en vert. Manger des briques*. Être bête* à manger du chardon*/du foin/de l'herbe.
Région. (Canada). Manger des coups, une dégelée, une raclée, la volée. Être battu (cf. Canada 1930 et R. Ling. rom. t. 43, 1979, p. 417).
Manger le Bon Dieu*. Manger la laine* sur le dos de qqn. Avoir mangé du lion*.
Manger un morceau (fam.). Faire un petit repas. Entrer manger un morceau dans un restaurant (Maupass., Contes et nouv.,t. 2, M. Parent, 1886, p. 598).
Manger le morceau (fam. et pop.). Avouer. Un de ceux d'en face, chargé (...) de l'assassiner en simulant une fausse reddition, mangeait le morceau et réclamait une petite prime (L. Daudet, Sylla,1922, p. 119).[L'un des bandits] avait « mangé le morceau » et dénoncé ses complices (Bourget, Conflits int.,1925, p. 213).
Manger son pain blanc* le premier. Ne pas manger de ce pain*-là.
Manger les/des pissenlits par la racine (fam. et pop.). Être mort et enterré. Être mort, cela s'appelle manger des pissenlits par la racine (Hugo, Misér.,t. 1, 1862, p. 686):
2. − (...) il pense à tous les types qui essayeront de vous faire la cour pendant qu'il cassera des cailloux. − Ou qu'il mangera des pissenlits par la racine, dit Pinette qui ricanait toujours. − Je vous défends de vous faire tuer, s'écria-t-elle. Sartre, Mort ds âme,1949, p. 134.
Ne rien manger. Manger très peu. Il ne mange rien (Lexis1975).
Manger de la vache enragée*.
Vieilli. ,,Savoir bien son pain manger`` (Ac. 1835, 1878), ,,Entendre bien ses intérêts`` (Ac. 1835, 1878).
Emploi pronom. passif. Vit-on jamais gigot faire mal à personne? Il se mange sans faim (Ponchon, Muse cabaret,1920, p. 153).Une tête de veau (...) Ou une tête de n'importe quoi qui se mange (Prévert, Paroles,1946, p. 96):
3. Alexis (...) désigna du doigt une grosse courge : il ne savait pas très bien ce que c'était, mais sûrement cela devait pouvoir se manger... Triolet, Prem. accroc,1945, p. 259.
P. ext. Avaler un aliment liquide. Manger du potage :
4. Nous mangeâmes de la soupe Où lentilles et poireaux Mêlaient leurs parfums farauds À celui du pain qu'on coupe. Verlaine, Œuvres compl.,t. 3, Invect., 1896, p. 392.
Loc. fam. Manger la soupe sur la tête de qqn. Être nettement plus grand que quelqu'un. Vos élèves vous mangent la soupe sur la tête (Sartre, Sursis,1945, p. 75).
P. anal. [Le compl. d'obj. désigne un mot ou un ensemble de mots] Mal articuler, prononcer précipitamment. Synon. avaler.Manger ses mots. Un bredouillement qui lui faisait manger la moitié des mots (A. France, Vie littér.,t. 4, 1892, p. 311).V. ambassadeur ex. 10 :
5. ... un acteur qui vient de faire craquer ses bretelles, n'ose plus se présenter que de biais (...) et mange la moitié de ses répliques dans sa hâte à sortir de scène... Bernanos, Gde peur,1931, p. 137.
Vx. ,,Cette voyelle finale se mange`` (Ac. 1835, 1878), ,,se dit D'une voyelle finale qui s'élide, qui ne se prononce pas, à cause de la rencontre d'une voyelle qui commence le mot suivant`` (Ac. 1835, 1878). ,,En français, l'E muet se mange devant une voyelle`` (Ac.1835, 1878).
2. Emploi abs. L'obésité ne se trouve jamais (...) dans les classes de la société où on travaille pour manger et où on ne mange que pour vivre (Brillat-Sav., Physiol. goût,1825, p. 221).On peut juger les hommes à la quantité de sérieux qu'ils montrent dans l'acte de manger (Valéry, Suite,1934, p. 31):
6. Il faisait manger le petit, essayait de manger lui-même, coupait la viande, la mâchait et l'avalait avec effort, comme si sa gorge eût été paralysée. Maupass., Contes et nouv.,t. 2, M. Parent, 1886, p. 601.
SYNT. Manger beaucoup, peu, trop; manger bien, mal; manger lentement, (trop) vite; manger debout; manger en silence; manger avec ses doigts; manger avec appétit, de bon, de bel appétit; manger avec avidité, excès, gloutonnerie; manger à sa faim, sans avoir faim; avoir assez à manger, n'avoir rien à manger; rester (plusieurs jours) sans manger; manger comme un chancre, comme un loup, comme un ogre, comme quatre; manger comme un oiseau; manger comme un cochon; manger sur le pouce; manger du bout des dents, à belles dents.
Locutions
L'appétit* vient en mangeant. Il y a à boire* et à manger. Manger à tous les râteliers*.
Manger dans la main de qqn
[Le suj. désigne un animal] Être familier (avec quelqu'un). Je me souviens d'avoir eu pour ami (...) un chien, une levrette blanche (...); elle n'avait jamais mangé que dans ma main, répondu qu'à ma voix (Lamart., Jocelyn,1836, p. 633).Je m'entendais tout à fait bien avec les pigeons (...) ils me mangeaient dans la main (Céline, Mort à crédit,1936, p. 431).
[Le suj. désigne une pers.] Au fig., fam. Être (trop) familier (avec quelqu'un), être servile. Un grand nombre m'eussent mangé dans la main ou frappé sur l'épaule. Nous sommes fort enclins, de notre nature, à la familiarité (Las Cases, Mémor. Ste-Hélène,t. 2, 1823, p. 43).Si le ministère de la guerre se laisse manger dans la main par les habits noirs, je suis mort (Balzac, Cous. Bette,1846, p. 251).
Manger à la même écuelle*.
En partic. Prendre un repas. On mange bien chez cette personne, chez ce restaurateur (Ac.1835, 1878).Un homme qui, depuis dix ans, était reçu chez son père et chez lui, avait mangé vingt fois à leur table (Goncourt, Journal,1896, p. 963).Tous ces messieurs se lèvent (...) on mène manger le ministre, allons déjeuner! (Colette, Cl. école,1900, p. 300):
7. Le soir, en mangeant, nous ne parlerons que l'anglais. Il ne sera répondu à aucune demande de pain ou de vin (...) si elle n'est pas exprimée dans la langue de Disraëli... H. Bazin, Vipère,1948, p. 48.
SYNT. Manger chaud, froid; manger gras, maigre; manger à la cuisine, à la cantine, au restaurant; manger seul, en compagnie de qqn; manger à la bonne franquette, à la fortune du pot; salle à manger.
Loc. Donner à boire* et à manger.
B.− [Le suj. désigne gén. un animal] Dévorer (une proie, un être vivant). Son quatrième enfant, mangé au bord du Nil par un crocodile (Goncourt, Journal,1885, p. 518).Ah! Le vautour a mangé la colombe; le loup a mangé le mouton; le lion a dévoré le buffle aux cornes aiguës (Maupass., Contes et nouv.,t. 2, Horla, 1886, p. 1118).
Locutions
Brebis* comptées, le loup les mange. Qui se fait brebis*, le loup le mange. Il veut le manger tout cru*. À quelle sauce* sera-t-il mangé?
Vieilli. ,,Être joli à manger, être à manger`` (Ac. 1835), ,,se dit D'un joli enfant, d'une jolie personne. On dit plus ordinairement, à croquer`` (Ac. 1835).
Vieilli. ,,Je n'ai garde de lui en parler, il me mangerait le blanc des yeux`` (Ac. 1835, 1878), ,,Il se courroucerait, il me querellerait`` (Ac. 1835, 1878).
Vieilli. ,,Manger les crucifix`` (Ac. 1835, 1878), ,,se dit en parlant Des hypocrites, des dévots outrés qu'on voit sans cesse agenouillés dans les églises`` (Ac. 1835, 1878).
Vieilli. [Par menace], ,,je le mangerais avec un grain de sel, à la croque au sel`` (Ac. 1835, 1878), ,,se dit D'un homme à qui l'on se croit très-supérieur en force`` (Ac. 1835, 1878).
,,Les gros poissons mangent les petits`` (Ac.), ,,Les puissants oppriment les faibles`` (Ac.).
Emplois pronom.
Emploi pronom. réfl. Se manger le(s) foie(s)*, les sangs*.
Emploi pronom. réciproque dir. Les bêtes féroces (...) ne se mangent pas entre elles (A. France, Vie fleur,1922, p. 499).
Loc. Les loups ne se mangent pas (entre eux). Les gens malhonnêtes ne se nuisent pas :
8. ... un homme sage va voir ses amis (...) et se fait conseiller par eux son abjuration, ils en deviennent les complices (...) et l'on convient alors (...) de se rendre des services mutuels. Les loups ne se mangent point. Balzac, Illus. perdues,1839, p. 515.
Au fig. [Le suj. désigne des pers.] Se nuire. L'abbé Faujas a roulé l'abbé Bourrette (...) c'est amusant de voir les calotins se manger entre eux (Zola, Conquête Plassans,1874, p. 1025).
Emploi pronom. réciproque indir., fam.
Se manger le nez. Se quereller. Au fond, Zola a une certaine appréhension de la publication des années où nous nous sommes légèrement mangé le nez (Goncourt, Journal,1893, p. 483).Il y a encore à Paris, des milieux charmants et libres où des gens d'opinions adverses, peuvent se rencontrer sans se manger le nez (L. Daudet, Salons et journaux,1917, p. 11).
Vieilli. Ils se sont mangé le blanc des yeux, ,,Ils se sont fortement querellés`` (Ac. 1835, 1878).
P. exagér. J'ai garde de lui en parler, il me mangerait (Ac. 1835, 1878).Combat pour l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort dévorant la blême bourgeoisie (Zola, Germinal,1885, p. 1524):
9. ... il y aura tôt ou tard une guerre finale entre la France et sa voisine d'en face (...) on aura beau faire, il faudra que nous les mangions ou qu'ils nous mangent! Feuillet, Rom. j. homme pauvre,1858, p. 310.
Fam. [Employé avec une négation, pour rassurer qqn] Il ne me mangera pas (Ac.1935).Que te voilà devenue grande, Süzel, dit-il. Mais avance donc, n'aie pas peur, on ne veut pas te manger (Erckm.-Chatr., Ami Fritz,1864, p. 29).Je ne te demande rien, moi, je n'ai pas la prétention de... que diable, je n'ai jamais mangé personne! (Van der Meersch, Invas. 14,1935, p. 316):
10. − (...) voilà un galopin que je laisse (...) en tête à tête avec notre curé. Le lendemain, plus de curé. Qu'est-ce qu'il en a fait, du curé? − Il ne l'aura pas mangé, votre curé, Madame Céleste!... Bernanos, Crime,1935, p. 815.
Fam. [Le compl. d'obj. désigne une pers. considérée du point de vue de son appartenance à un groupe quelconque] . Manger de qqn.Être violemment hostile à quelqu'un. Manger du curé. L'esprit public est unitaire. Si l'on veut qu'il mange du prêtre, il ne faut pas lui mettre du Prussien sous la dent (Maurras, Kiel et Tanger,1914, p. 158).Les patriotes professionnels (...) les littérateurs qui mettent chaque matin leur pyjama et leurs pantoufles rouges pour manger du boche (Romains, Hommes bonne vol.,1938, p. 216).
Manger des yeux. Regarder avec avidité, convoitise. MmeFouassin écoutait religieusement parler le camionneur et le mangeait des yeux (Dabit, Hôtel Nord,1929, p. 127):
11. Voici qu'un vieux renard affamé de victimes (...) Voit l'écureuil sur un rameau. Il le mange des yeux, humecte de sa langue Ses lèvres qui de sang brûlent de s'abreuver;... Florian, Fables,1792, p. 135.
Manger de baisers, de caresses. Couvrir, combler de baisers, de caresses. Il (...) se mit à lui manger les mains de baisers, comme s'il eût voulu la dévorer (Sand, Maîtres sonneurs,1853, p. 244).[Lourdes] cette terre mangée de baisers (Barrès, Amit. fr.,1903, p. 230).Vous êtes adorable, c'est bien simple, et (...) je vous mangerais de baisers si je ne craignais d'être indiscret (Courteline, Linottes,1912, X, p. 137).
Emploi pronom. réciproque. Si je reste trois mois loin de mes parents, j'ai une grosse envie de les voir. Je me promets de bondir à leur cou comme un jeune chien. Nous nous mangerons de caresses (Renard, Poil Carotte,1894, p. 125).
[Au cond.] Être attiré (par quelqu'un ou par quelque chose). On en mangerait. Sa sœur, si tendre qu'on l'eût mangée (Cladel, Ompdrailles,1879, p. 149).
C.− Ronger; altérer, user lentement.
1. [Le suj., ou plus souvent le compl. d'agent, désigne un animal] Ronger. Étoffe mangée aux mites, aux rats; bois mangé des termites, aux vers, par les vers. Il donnait à rire par son feutre bossué et piteux, son plumet mangé des rats (Gautier, Fracasse,1863, p. 36).Des chênes malingres, mangés de chenilles et n'ayant plus que la dentelle de leurs feuilles (Goncourt, G. Lacerteux,1864, p. 197).Des généraux du XVIIIeempaillés et fortement mangés aux vers (Nizan, Conspir.,1938, p. 70).
Emploi pronom. réfl. indir. [Le suj. désigne une pers.] Il commençait à se manger un ongle, sans en avoir l'air, bien entendu. Et il a fini par avoir un panaris tournant à ce doigt-là (Duhamel, Confess. min.,1920, p. 8).
P. exagér. Mordiller, serrer entre les dents. Se manger les poings d'impatience :
12. La tante Aurélie (...) se mordait cruellement un poing, les yeux terribles et fixes (...) pourquoi tante Aurélie se mangeait-elle la main, en regardant les vitres? Adam, Enf. Aust.,1902, p. 3.
2. [Le suj. ou le compl. d'agent désigne gén. une chose] Altérer, user lentement. Plaque de fer mangée par la rouille, de rouille, par le temps. La rivière mange ses bords (Ac. 1835, 1878). La rouille mange le fer (Ac.). De vieilles, très vieilles collines, craquelées par le soleil et mangées par la pluie (Mille, Barnavaux,1908, p. 53).Une marche au rebord limé, mangé par plusieurs générations de locataires (Duhamel, Confess. min.,1920, p. 125):
13. Un grand linceul blanc couvrait le cadavre (...). Ce linceul était presque complètement mangé à l'un des bouts, et laissait passer un pied de la morte. Dumas fils, Dame Cam.,1848, p. 55.
3. [Le compl. d'obj. désigne une pers. ou une partie du corps hum.]
a) [Le suj. désigne une maladie, un mal physique] Altérer, faire éprouver une sensation pénible. Face mangée d'anémie; être mangé de goutte, de rhumatismes, de petite vérole. Un ulcère lui mange la jambe (Ac. 1835). C'est un poste terrible (...). Nous sommes obligés de renouveler nos douaniers tous les deux ans. La fièvre des marais les mange (A. Daudet, Lettres moulin,1869, p. 100).Des malheureux mangés de plaies, mordus par les rats, brûlés par les punaises (Faure, Hist. art,1921, p. 140):
14. ... il la retrouva [sa femme] de nouveau au centre de son désir, et avec un si soudain éclatement de douleur qu'il se mit à courir vers son hôtel, pour fuir cette atroce brûlure qu'il emportait pourtant avec lui et qui lui mangeait les tempes. Camus, Peste,1947, p. 1344.
b) Au fig. Altérer, modifier le comportement (de quelqu'un); posséder entièrement. Être mangé par la jalousie, la passion. Les entreprises de l'homme sont à la fois des projets et des fuites; il se laisse manger par sa carrière, par son personnage (Beauvoir, Deux. sexe,t. 2, 1949, p. 452):
15. Il m'apprend qu'il a la grippe et qu'il est forcé de garder le lit. Il me semble qu'un prêtre mangé du zèle de la maison de Dieu aurait trouvé la force de célébrer la messe... Bloy, Journal,1899, p. 319.
D.− Anéantir, faire disparaître.
1. Faire disparaître à la vue. Ce moment entre le jour et la nuit où ne se voit plus que ce qui est de l'or : l'ombre avait mangé tout le bas de l'atelier (Goncourt, Man. Salomon,1867, p. 136).Un tunnel mange les wagons de tête; Brunet regarde le trou noir où le train s'engouffre (Sartre, Mort ds âme,1949, p. 279):
16. Elles ne veulent plus savoir si tu leur mens Amour qui les courbas mieux qu'aucune prière Quand la gare de l'Est eut mangé leurs amants... Aragon, Crève-cœur,1941, p. 15.
P. anal.
Recouvrir, cacher partiellement. Visage mangé de barbe, de poils; allée mangée par les mauvaises herbes, le chiendent; arbre mangé de lichens, de lierre, de mousse. Un cabinet de travail dont les murs sont mangés d'armoires, de livres, de tableaux, de dessins (Goncourt, Journal,1856, p. 249).La dernière page du mince cahier, tout mangé de son écriture secrète et des calculs aventureux (Valéry, Variété[I], 1924, p. 276).Maurice Barrès (...) rejetant une mèche noire qui lui mangeait le front (L. Daudet, Clemenceau,1942, p. 115).V. affité ex. :
17. ... malgré leur allure de fuite, la mer commençait à les couvrir, à les manger [les marins et leur bateau] comme ils disaient : d'abord des embruns fouettant de l'arrière, puis de l'eau à paquets... Loti, Pêch. Isl.,1886, p. 83.
[Le suj. désigne les yeux] Avoir une importance très grande (au détriment du reste du visage). Ces visages, mangés par des yeux immenses, par des yeux fous (Huysmans, A rebours,1884, p. 85).Il est blême, avec de grands yeux cernés qui lui mangent les joues (Dorgelès, Croix de bois,1919, p. 129).
[Le compl. d'obj. désigne une couleur ou une chose considérée du point de vue de sa couleur] Altérer, décolorer. Le soleil mange les couleurs (Ac.1935).Son gilet rouge tout effiloqué, dont la couleur n'apparaissait que de place en place, mangée de soleil et de fange (A. Daudet, Jack,t. 1, 1876, p. 162).Ciel bleu, mangé déjà par un soleil très chaud, bien qu'il ne fût que huit heures du matin (Morand, Fin siècle,1957, p. 56):
18. Il voulut la voir [la Cité] à midi, sous le soleil frappant d'aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte... Zola, Œuvre,1886, p. 253.
2. [Le compl. d'obj. désigne une somme d'argent ou une chose ayant une valeur marchande] Dépenser, dilapider. Manger de l'argent; manger son argent, son capital, la dot de sa femme, sa fortune, sa paie, son patrimoine, ses rentes (jusqu'au dernier sou, en folles dépenses). Tu viendras me voir quand ta bonne maman t'aura envoyé de l'argent... Jusque-là, tu comprends, je ne veux pas te manger le peu qui te reste (Kock, Compagn. Truffe,1861, p. 23).Daguenet, un garçon qui avait mangé trois cent mille francs avec les femmes (Zola, Nana,1880, p. 1101):
19. À défaut de frais plus considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait trouvé le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l'Urbaine des provinces et des royaumes. Proust, Guermantes 1,1920, p. 47.
Loc. Manger la grenouille*.
[P. méton.], vieilli
[Le compl. d'obj. désigne une pers. considérée du point de vue de sa fortune] Faire faire de grosses dépenses à quelqu'un, le ruiner. Ses valets le mangent, ses chevaux, ses chiens le mangent, les femmes le mangent (Ac.1835, 1878).Elle venait de manger le prince et Steiner à des caprices d'enfant, sans qu'elle sût où l'argent passait (Zola, Nana,1880, p. 1264).Bonheur des dames (...) formidable machine vivante qui broie dans ses engrenages et qui mange les petits boutiquiers (Lemaitre, Contemp.,1885, p. 262).
[Le suj. désigne une chose] Faire dépenser (beaucoup d'argent). Les honoraires du médecin (...), les petites dettes de quinzaine (...), tout cela m'a mangé les 100 ou 150 francs d'économie que j'avais (Villiers de L'I.-A., Corresp.,1889, p. 285).
3. [Le suj. désigne une chose] Consommer, utiliser pour son fonctionnement, sa croissance. Les arbres mangent le suc de la terre (Ac.1835, 1878).Ce poêle mange bien du charbon (Ac.1935).Le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour (Zola, Germinal,1885, p. 1367):
20. Là où le patron a tort, c'est quand il s'obstine (...) à employer un calicot de mauvaise qualité. Le tissu mange plus de couleur... Romains, Hommes bonne vol.,1932, p. 78.
Loc., fam. Cela ne mange pas de pain. Cela ne coûte rien, ne demande aucun entretien. Je viendrais à vendre (...) ma petite maison de Belleville (...) j'emporterais ce tombeau. On met cela dans un grenier, ça ne mange pas de pain; c'est une bague au doigt (Leclercq, Prov. dram.,MmeSorbet, 1835, 6, p. 146).
4. [Le compl. d'obj. désigne une durée] Faire perdre, occuper. Activité qui mange du temps. J'ai à dix heures des ambassadeurs qui vont me manger ma matinée (Chateaubr., Corresp.,t. 4, 1823, p. 340).J'ai peur de votre paresse que vous nommez rêverie, de vos conceptions qui mangent tant d'heures pendant lesquelles vous regardez le ciel (Balzac, Cous. Bette,1846, p. 67):
21. Le temps mangé par les lettres, les visites, les coups de téléphone, qu'on me le rende : j'en ferais bien une petite vie, j'y retrouverais des années. Green, Journal,t. 6, 1954, p. 321.
5. Fam. Manger des kilomètres. Parcourir beaucoup de kilomètres. Synon. pop. et arg. bouffer* des kilomètres.La machine mangeait une honnête ration de kilomètres, elle escaladait vaillamment les cols (Beauvoir, Mandarins,1954, p. 218).
6. [Le compl. d'obj. désigne une chose abstr.] Oublier. Manger la consigne. Si vous voyez ma vieille bonne, ne lui dites rien (...) pour la commission mangée de ce matin (...) c'est une vieille garce, mais je tiens à elle (Vialar, Dansons,1950, p. 225).
REM. 1.
Mangearde, subst. fém.[Relevé seulement chez Flaubert] Femme qui cause du tort aux hommes. Le père du jeune homme avec qui elle a eu son aventure craint qu'elle ne l'accapare et fait tout ce qu'il peut pour rompre cette union illicite. Sens-tu la beauté du père qui a peur de la mangearde? (Flaub., Corresp.,1845, p. 163).La certaine femme dangereuse pour le bon sujet, la « mangearde » que redoute tant le bourgeois pour son enfant, celle qui lui fait perdre à la fois son temps et son argent, le dérange dans ses études, lui communique l'amour du luxe et du jeu (Flaub., 1reÉduc. sent.,1845, p. 185).
2.
Mangement, subst. masc.Action de manger, fait d'être mangé. [Correspond à supra D]. L. Daudet (...) m'entretient des folies du petit Hugo (...) et des formidables dettes qu'il contracte, et des billets fantastiques qu'il signe après une bouteille de champagne, enfin du mangement prochain de sa fortune (Goncourt, Journal,1890, p. 1125).Daudet et moi, nous nous élevons aujourd'hui avec une espèce de colère contre ce mangement de l'esprit français à l'heure actuelle par l'esprit étranger (Goncourt, Journal,1891, p. 86).
Prononc. et Orth. : [mɑ ̃ ʒe], (il) mange [mɑ ̃:ʒ]. Att. ds Ac. dep. 1694. Conjug. : prend un e devant a et o : mangeant, mangeons. Étymol. et Hist. 1. Fin xes. « mâcher et avaler des aliments » (Passion, éd. D'Arco Silvio Avalle, 101); 2. a) ca 1236 « user, entamer » (Guillaume de Lorris, Rose, éd. F. Lecoy, 377); b) 2emoitié xiiies. « dépenser (une somme d'argent) en nourriture » (Des trois avugles de Compiengne, 184 ds Fabliaux fr. du Moy. Âge, éd. Ph. Ménard, p. 114); c) 1422 (Inv. des tapiss. de Ch. VI, Bibl. Ec. des Ch., XLVIII, 431 ds Gdf. Compl. : pieces ... mengees de vers); d) av. 1679 (Retz, Mémoires, éd. A. Feillet et J. Gourdault, t. 3, p. 296 : Il mangea la moitié de ce qu'il avoit à dire); e) 1798 arg. manger le morceau (Mercier, Nouv. Par., t. II, p. 74 ds Brunot, t. 10, p. 237); 3. 2emoitié xiiies. « gratter, causer des démangeaisons » (Du plait Renart de Dammartin ds Jubinal, Nouv. rec. de contes, dits, fabliaux, t. 2, p. 26), seulement au Moy. Âge (v. T.-L.), ne subsiste que dans le dér. démanger*. Du lat. manducare de manducus désignant un personnage de comédie, caractérisé par sa gloutonnerie, attesté dep. Plaute, dér. de mandere, d'abord « mâcher » puis « dévorer, manger », littéralement « jouer des mandibules, jouer des mâchoires » d'où « mâcher » depuis Lucilius et « manger » dans une lettre de l'empereur Auguste transcrite par Suétone (duas buccas manducavi « j'ai mangé deux bouchées » expr. volontairement pop.); manducare verbe expressif, s'est substitué dans la lang. pop. à edere, en raison de l'irrégularité de la flexion de ce verbe aux formes surtout monosyllabiques et de l'homon. de certaines formes avec le verbe esse. Dès le 1ers. apr. J.-C. l'usage distingue comedere employé dans la lang. soutenue et manducare employé dans la lang. vulg.; ainsi Pétrone emploie-t-il surtout le premier et notamment dans la lang. soutenue du récit tandis qu'il place manducare dans la bouche de personnages vulgaires, v. A. Stefenelli, Die Volkssprache im Werk des Petron, pp. 64-67. Cet usage est confirmé par l'emploi nettement préférentiel de comedere dans la Vulgate auquel correspond celui de manducare dans l'Itala (v. A. Beyer, Die Verba des « Essens » ds Leipziger romanistische Studien, t. 9, 1934, p. 22). Dans les lang. rom., manducare vit dans le fr. manger, le roumain mânca, l'a. ital. man(d)ucare, man(d)icare, le logoudorien mandicare, mannicare, le prov. manjà tandis que l'esp. et le port. comer sont les représentants de comedere.
DÉR.
Mangeo(t)ter,(Mangeoter, Mangeotter) verbe intrans.,fam. Manger peu, souvent ou sans appétit. Le malade commence à mangeoter (Besch.1845).C'est là un des plus vifs plaisirs de mon enfance de buvoter, de mangeoter en lisant (Michelet, Journal,1823, p. 120).Rem. Pour les dict. (dont Ac. 1935), le verbe est trans. [mɑ ̃ ʒ ɔte], (il) mangeotte [mɑ ̃ ʒ ɔt]. Att. ds Ac. 1935. 1reattest. 1787 mangeoter (Fér. Crit.) [qui le qualifie de ,,provincial``]; de manger1, suff. -otter*.
BBG. − De Koch (J.). À propos de deux descriptions de la forme pronom. du verbe en fr. Orbis, 1971, t. 20, no1, p. 20. − Gak (V. G.). On the problem of general semantic laws. Linguistics. La Haye. 1976, no182, pp. 46-47. − Quem. DDL t. 1, 4, 9, 10, 15, 17. − Rohlfs (G.). Die lexikalische Differenzierung der romanischen Sprachen. Versuch einer romanischen Wortgeographie. München, 1974, p. 36. − Sain. Arg. 1972 [1907], p. 68. − Wartburg (W. von). Problèmes méthodes ling. 1946, p. 107.