| LOUCHE1, adj. et subst. I. − Vieilli. [En parlant d'un animé] Dont les yeux sont atteints d'un défaut de parallélisme. Synon. bigle.J'aime que l'on voie avec ses yeux, fût-on louche ou myope (Vigny,Journal poète,1835, p. 1031).Elle était (...) un peu louche, il est vrai; mais cela ne l'empêchait pas (...) d'avoir le plus doux regard et les plus jolis yeux (Sand,Hist. vie,t. 3, 1855, p. 365): 1. ... M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant. Comme le marquis était louche (...) l'effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur le blanc, sans cela complet, de l'œil (...). Le monocle protégeait, du reste, comme un verre sur un tableau précieux, cette opération délicate.
Proust, Sodome,1922, p. 978. − Emploi subst. Personne atteinte de ce défaut. Les imbéciles le font [le pèlerinage] comme les héros, les tortus comme les bossus, les louches comme les aveugles, les myrmidons comme les géants (Flaub.,1reÉduc. sent.,1845, p. 213).Le petit louche prit le couvercle, pour inviter la famille à faire les derniers adieux (Zola,Assommoir,1877, p. 666). − [P. méton., en parlant des yeux, de la vue, du regard] Atteint d'un défaut de parallélisme. La condition première du beau, c'est l'unité dans la variété, voilà le principe. − «Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux yeux droits et produisent moins bon effet, − ordinairement» (Flaub.,Bouvard, t. 2, 1880, p. 17). ♦ Louche de + compl. de l'adj.Une tête de vache apparaissait, l'œil louche d'inquiétude et d'ahurissement (Courteline,Train 8 h 47,1888, 2epart., 1, p. 90). − Emploi subst. masc. sing. à valeur de neutre. Un Oriental à la barbe rousse, ressemblant vaguement à un Théophile Gautier qui aurait du louche dans le regard (Goncourt, Journal,1882, p. 192). II. A. − [Notamment en parlant d'un liquide] Qui a quelque chose de terne; qui n'est pas clair, mais troublé par de fines particules en suspension. Moût (de bière) louche. Ce vin est louche (Ac. 1835-1935). Le liquide auquel on donne issue n'est pas séreux, mais nettement louche et puriforme, c'est-à-dire formé de leucocytes vivants dont le noyau est intact (Teissier, Duvoir dsNouv. Traité Méd. fasc. 2 1928, p. 849).Le fleuve louche gonfle ses vagues boueuses (Vercel,Cap. Conan,1934, p. 17).Bercé encore dans un demi-sommeil sur l'eau louche souillée de débris de légumes, j'avais respiré l'odeur juteuse et entêtante des pastèques (Gracq,Syrtes,1951, p. 260). − Emploi subst. masc., CHIM. ,,Léger précipité plus ou moins opaque flottant dans un liquide`` (Duval 1959). ♦ BIOCHIM. Observer un louche très net, peu abondant, un léger louche. Si la culture n'est pas assez abondante pour obtenir le louche désirable, on peut en prélever une anse de platine et l'émulsionner dans chaque tube (Dopter dsNouv. Traité Méd. fasc. 1 1926, p. 405). ♦ CHIM. ALIM. Entre 49oet 27o(...) un séjour [du moût] de trente minutes sous forte agitation entraîne la floculation de tout le fin précipité qui occasionne le louche (Boullanger, Malt., brass.,1934, p. 364). B. − 1. [En parlant d'une couleur, p. méton. d'un objet considéré du point de vue de sa couleur] Qui n'est pas d'un ton franc. Teinte louche. La poudre, abandonnée en partie par son agglutinant, prend un aspect terne, louche (Moreau-Vauthier,Peint.,1933, p. 128).Il a eu de la peine de voir que son blé dont il était si fier (...) avait perdu toute sa couleur et qu'il paraissait blême et louche par rapport à l'éclat environnant de tout le gel (Giono,Que ma joie demeure,1935, p. 72). − [En parlant de la peint. sur verre et sur émail] Ton louche (Littré). Ton noirâtre qui obscurcit les couleurs et leur ôte leur vivacité. 2. Littér., dans le domaine visuel.[En parlant de la lueur du jour] Lueur louche; ciel, crépuscule, jour louche; reflets louches. Le soleil pâlit au milieu de son cours et l'azur du ciel, traversé de bandes verdâtres, semble se décomposer dans une lumière louche et troublée (Chateaubr., Martyrs, t. 3, 1810, p. 116).La nuit tombait; le ciel, couvert depuis le matin, avait d'étranges reflets jaunes qui éclairaient la ville d'une clarté louche, pareille à ces lueurs cuivrées des temps d'orage (Zola, Fortune Rougon,1871, p. 294). 3. Littér., dans le domaine olfactif, gustatif.Qui est équivoque. Une odeur aigre d'arbres morts et de sciure, et puis un louche goût sucré qui mettait de la pourriture sur la langue (Giono,Gd troupeau,1931, p. 99): 2. Louches : voilà ce qu'ils étaient, les sons, les parfums, les goûts. Quand ils vous filaient rapidement sous le nez, comme des lièvres débusqués, (...) on pouvait les croire tout simples et rassurants, on pouvait croire qu'il y avait au monde du vrai bleu, (...) une vraie odeur d'amande ou de violette. Mais dès qu'on les retenait un instant, ce sentiment de confort et de sécurité cédait la place à un profond malaise: les couleurs, les saveurs, les odeurs n'étaient jamais vraies, jamais tout bonnement elles-mêmes et rien qu'elles-mêmes.
Sartre, Nausée,1938, p. 166. C. − Au fig., vieilli. Dont le sens n'est pas clair; qui peut prêter à un faux sens. Synon. ambigu.Tu as ajouté à ma lettre beaucoup trop de sens. Elle te supplie de pardonner à son langage maladroit et louche qui t'a conduite en une méprise dont je ne ferais que rire si elle ne t'avait été douloureuse (M. de Guérin,Corresp.,1836, p. 240). − GRAMM. ANC. ,,Qui paroît d'abord annoncer un sens, et qui finit par en déterminer un autre tout différent. (...) notamment en parlant des phrases, dont la construction a un certain tour amphibologique (...). Ce qui rend une phrase louche, vient donc de la disposition particulière des mots qui la composent, lorsqu'ils semblent au premier aspect avoir un certain raport, quoique véritablement ils en ayent un autre`` (Gramm. t. 4 1789). III. − [En parlant de ce qui a trait au comportement de la pers., de ses attributs, son activité, son milieu social, son environnement] Qui, manquant de netteté, paraît étrange, bizarre et éveille les soupçons ou la méfiance. C'est louche; tout cela paraît, semble louche; voilà qui est louche; le fait est que c'est fort louche. L'Europe avec ses petites maisons, (...) avec ses musées, ses cathédrales, sa politique louche et violente, sa grandeur et ses bassesses, qu'elle est loin d'ici [New York] et peu comprise! (Green,Journal, t. 3, 1933, p. 168): 3. ... qui sait si la lettre de ce prêteur, de ce Muller ne recelait pas quelque combinaison frauduleuse ? Comment le débrouiller ? Il en était bien incapable, ignorant tout du monde de l'argent, hors que s'y brassaient d'obscures affaires, souvent louches, toujours compliquées.
Châteaubriant, Lourdines,1911, p. 73. SYNT. Conduite, démarche, intrigue, entreprise, besogne, combinaison, manoeuvre louche; commerce, trafic louche; aventure, histoire louche; fréquentations louches; activités, menées louches. ♦ Emploi subst. masc. sing. à valeur de neutre. Jeter du/beaucoup de louche sur qqc.; il y a du louche dans/en ce que fait une pers. Il y a du louche dans la conduite de cet homme (Ac. 1835-1935). On nous a reproché (...) de souligner l'ignominie humaine, de montrer partout le sordide, le louche, le visqueux (Sartre,Existent.,1946, p. 10): 4. Toute l'absence de virilité chez Sainte-Beuve, tout le féminin de son talent, tout le tortueux, tout le louche, tout le misérable de son caractère, un mot vous l'expliquera. Il était... non, il n'était pas impuissant, (...) mais la gymnastique de l'amour, chez lui, s'exécutait avec (...) un tel embarras (...) que c'était tout de même.
Goncourt,Journal,1873, p. 929. − [P. méton., en parlant d'une pers.] Ce que je pouvais appréhender ne se réalise point; elle ne me demande pas de la sortir, (...) ne me réclame aucune prébende, n'exige aucune compromission d'aventurière plus ou moins louche (Huysmans,Là-bas,t. 2, 1891, p. 95).Des entraîneuses de boîte de nuit, des filles et leurs louches protecteurs formaient la clientèle de la maison (Carco,Montmartre,1938, p. 263). ♦ Louche + coll.Milieu, monde louche; population louche. Luc, le coeur saignant, le cerveau assombri des plus noires prévisions, se remit à errer au milieu de la cohue louche et menaçante (Zola,Travail,t. 1, 1901, p. 29). SYNT. Conspirateur, créature, inconnu, individu louche; air, allure, apparence, aspect, attitude, caractère, mine, mise louche; gens louches. − [P. méton., en parlant des établissements et lieux fréquentés par des personnes louches] Bistro, cabaret, établissement, taverne louche; quartier louche; garni, hôtel, maison louche; rues louches. Cette guinguette était un endroit louche et de mauvais renom, où les débauchés de Sarlande faisaient leurs parties fines (...) jamais je ne lui avais trouvé une physionomie aussi sinistre que ce jour-là (A. Daudet,Pt Chose,1868, p. 131).Le triste aspect d'ensemble subsiste. Pareillement quelques immeubles neufs, confortables, décorent çà et là les rues avoisinant l'école, mais ils n'enlèvent pas au quartier des Plâtriers sa dégaine louche et crasseuse (Frapié,Maternelle,1904, p. 144). REM. Louchissime, adj.,hapax. Très louche. L'auteur de cette lettre [au grand chancelier de la Légion d'honneur] déclarait qu'il fallait en finir avec «le louchissime M. Pasquier» et lui retirer cette croix qu'il avait gagnée, d'ailleurs, dans des conditions fort obscures (Duhamel,Combat ombres,1939, p. 246). Prononc. et Orth.: [luʃ]. Ac. 1694, 1718 lousche; dep. 1740 -che. Étymol. et Hist. A. 1. 1181-90 lois adj. masc. «qui ne voit pas bien» (Chrétien de Troyes, Perceval, éd. F. Lecoy, p. 816); ca 1200 lousche adj. masc. «id.» (Escoufle, éd. Fr. Sweetser, 6702); 2. a) ca 1300 «qui ne regardent pas dans la même direction (des yeux)» (Guillaume de St Pathus, Mir. de St Louis, éd. P.-B. Fay, p. 67, 123); b) fin xives. «id. (d'une personne)» (Roques t. 2, 11837: strabo: louchez, qui a les yeux de travers). B. 1. a) 1611 lousche «trouble (du vin)» (Cotgr.); b) 1676 terme d'émaillerie (Félibien, p. 422: émaux louches, c'est-à-dire qu'il y a un certain noir, comme une fumée qui obscurcit la couleur de l'émail); 2. fig. a) 1647 «qui n'est pas clair, qui est ambigu» (Vaug., p. 113: construction louche); b) 1740-55 «qui est trouble, suspect» (Saint-Simon, Mémoires, 56, 189 ds Littré: L'affaire [du quiétisme] ... reprit couleur, couleur qui commença à devenir fort louche pour M. de Cambrai); 1740-55 subst. (Id., ibid., 256, 196 ds Littré: le louche qui s'était mis entre le duc d'Orléans et lui); 1784 il y a du louche (Beaumarchais, Mariage de Figaro, III, 5). Généralisation de la forme fém. losche (1188, Partenopeus de Blois, éd. J. Gildea, 6282), du lat. lusca, fém. de luscus «qui ne voit pas bien» qui a donné lois en a. fr. Luscus a dû subir une ext. de sens en lat. pop. (cf. les dér. lusciosus, luscitiosus «qui voit mal») et signifier «qui a la vue faible; qui louche» (cf. au sens de «myope» le sarde luscu, et l'esp. lusco et au sens de «qui est atteint de strabisme, qui louche» losc dans les dial. de l'extrême nord de l'Italie; ainsi que l'asturien llisgu et le galicien lisco, lisgo). Louche (lois), qui se dit presque exclusivement en parlant d'une personne en a. fr., signifie d'une manière générale, bien que le sens ne soit pas toujours très net, «qui ne voit pas bien». Fréq. abs. littér.: 526. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 214, b) 1 032; xxes.: a) 1 236, b) 748. Bbg. Gohin 1903, p. 230. |