| IVRESSE, subst. fém. A. − État d'exaltation des facultés mentales résultant de l'absorption en grande quantité de boissons alcoolisées. Synon. ébriété, soûlerie (fam.).Ivresse cérébrale, capiteuse, délirante; ivresse des boissons, de l'alcool; ivresse des sens et de l'esprit; cuver son ivresse; état d'ivresse; débauche, délire, excitation, fumées de l'ivresse; abruti, appesanti, assoupi, engourdi, hébété par l'ivresse; sévir contre l'ivresse; yeux noyés d'ivresse. Cette créature pouvait bien avoir soixante ans, et était d'une taille moyenne et d'un hideux embonpoint; le visage, horrible à voir, avait une singulière expression de méchanceté railleuse; la bouche ricanait un cruel sourire où l'on démêlait les hébétements de l'ivresse que produit l'alcool (Ponson du Terr., Rocambole, t. 1, 1859, p. 266).Près d'elle un guéridon avec un verre et une bouteille que Nanie a déjà plusieurs fois renouvelée. Elle boit lentement, silencieusement, posément. Elle regarde ses invités s'agiter. Elle jouit attentivement de l'ivresse du vin blanc qui monte si lentement qu'on n'en prend pas conscience (Vailland, Drôle de jeu,1945, p. 209): 1. Le lendemain, avec son ivresse mal cuvée de la veille, il repartait, tapait aux volets des consolations, se lâchait de nouveau dans une course furieuse, au milieu des petits verres, des canons et des litres, perdant et retrouvant ses amis, poussant des voyages dont il revenait plein de stupeur, voyant danser les rues, tomber la nuit et naître le jour, sans autre idée que de boire et de cuver sur place.
Zola, Assommoir,1877, p. 628. − MÉD. Coma de l'ivresse. Perte de conscience, de sensibilité et de motilité provoquée par l'absorption de boissons alcooliques : 2. Lui-même, jusque-là, s'était méfié, n'avait pu admettre, comme les anciens, qu'un corps, imprégné d'alcool, dégageât un gaz inconnu, capable de s'enflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais il ne niait plus, il expliquait tout d'ailleurs, en rétablissant les faits; le coma de l'ivresse, l'insensibilité absolue, la pipe tombée sur les vêtements qui prenaient feu, la chaire saturée de boisson qui brûlait et se crevassait...
Zola, Dr Pascal,1893, p. 206. − P. anal. Exaltation et déséquilibre mental provoqué par l'absorption de substances toxiques. Ils se figurent l'ivresse du haschisch comme un pays prodigieux, un vaste théâtre de prestidigitation et d'escamotage, où tout est miraculeux et imprévu (Baudel., Paradis artif.,1860, p. 354).Sachez, mon cher monsieur, que le sang de la vigne ne suffit plus à troubler la sérénité de mon cerveau. Il faut à mon ivresse l'opium des Chinois, le haschich des Indiens et le raki des Polynésiens (Theuriet, Mar. Gérard,1875, p. 141). B. − Au fig. 1. État d'exaltation psychique, provoqué par une passion. Ivresse dionysiaque, insensée, joyeuse, légère, lucide, lyrique, matinale, printanière, sexuelle, vertigineuse. Autrefois, les scènes de la nature me jetaient dans une ivresse amoureuse. J'aimais la nature comme une amante. Cette extase n'est plus aussi vive. Il y a des pages d'Atala et de René qui ont été écrites dans le délire d'une vraie passion pour la nature; elles ont été écrites dans l'ivresse (Chateaubriand ds Chênedollé, Journal,1808, p. 32).L'harmonisation de ces tons, de ces teintes, de ces irisations, ç'a été, une heure ou deux, chez moi une ivresse, une ivresse produite chez un coloriste par une griserie de couleurs... Il est vrai que cette ivresse, je l'ai encouragée par deux ou trois verres de fine champagne (Goncourt, Journal,1887, p. 670).Je sais que je lui donnais asile avec ivresse dans mon cœur, qu'elle s'y est blottie pour me mordre avec plus de joyeuse sûreté et s'est glissée rapidement loin de moi en m'abandonnant à la pire souffrance (Barrès, Jard. Oronte,1922, p. 149): 3. Je me suis longtemps demandé, songeant à Léon Schleiter, si l'ivresse de la popularité, la passion de l'influence, ou même le jeu des idées pouvaient vraiment faire hésiter un homme de haute culture entre deux destinées, deux carrières, deux fortunes, celle du savoir et celle du pouvoir, j'entends de ce pouvoir évident, sensible, grossier, qu'est le pouvoir public.
Duhamel, Terre promise,1934, p. 45. − Au plur. Passions. Si je veux bâtir une cité je prends la pègre et la racaille et je l'ennoblis par le pouvoir. Je lui offre d'autres ivresses que l'ivresse médiocre de la rapine, de l'usure ou du viol (Saint-Exup., Citad.,1944, p. 564). 2. Sensation d'euphorie, exaltation. a) [P. réf. à une activité physique] Ivresse physique. Désabusé, je me truque pour ressentir encore, malgré le vieillissement qui me délabre, la jeune ivresse de l'alpiniste (Sartre, Mots,1964, p. 201): 4. La joie que donne le sport est une ivresse qui naît de l'ordre. Celle que vous ressentez à la lecture de ce poème qu'est une belle fiche physiologique. On rêve, pour dire cette joie, d'un style dont le pouvoir d'ivresse sortirait de sa précision...
Montherl., Olymp.,1924, p. 260. − Ravissement de l'âme. Ivresse de l'extase. Je résolus de vivre comme Jean-Jacques Rousseau, de rien ou de peu, de retrancher à ma vanité, à mes vêtements, à ma nourriture tout ce que je voulais donner à la sainte ivresse de mon âme (Lamart., Raphaël,1849, p. 246): 5. Des personnes plus agréables causèrent un moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir? J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité.
Proust, Prisonn.,1922, p. 258. b) [P. réf. à une activité intellectuelle] Ivresse pensive, philosophique. La sublimité d'une large hypothèse ravira le philosophe, la délicatesse d'une théorie l'enchantera. Ses bonnes fortunes seront les découvertes d'ingénieuses formules, et ses débauches les entiers abandons aux ivresses de la fantaisie métaphysique (Bourget, Essais psychol.,1883, p. 159).De quelle ivresse n'exultait-il pas à l'idée qui naissait en lui d'un Zagreus épouvanté devant l'approche des Titans. Ah! comme il était repris par toute la beauté! comme il s'arrachait à l'amour! comme il « séparait de la chair l'idée suprême de la déesse »! comme il se sentait libre, enfin! (Louÿs, Aphrodite,1896, p. 42): 6. L'apparition des plus royales demeures de Notre-Dame, dans cette fétide embuscade d'Atar, peut bien consoler Maxence. Mais non! Il reste au fond de lui un sombre tourment. Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves! Lui, il veut la vérité avec violence. Il est saisi par la noble ivresse de l'intelligence, et cette fièvre d'esprit le travaille, d'aller à la véritable raison, à cette assurance très sereine de la raison bien assise.
Psichari, Voy. centur.,1914, p. 104. 3. État second : 7. Cette mélopée émouvante, qui ressemble à un chant arabe, mais avec beaucoup plus de variété dans le mouvement et d'étendue dans la tessiture, c'est le chant flamenco, le plus pur moyen d'expression de la poésie andalouse, vers et musique improvisés par le chanteur, le plus souvent sans accompagnement. C'est un véritable état d'ivresse qu'engendre peu à peu un rythme marqué avec le bout des doigts sur les genoux ou sur le bord d'une table.
T'Serstevens, Itinér. esp.,1963, p. 123. Prononc. et Orth. : [ivʀ
εs]. Ac. 1694, 1718 yvresse, puis i-. Étymol. et Hist. 1. 1121-34 « état d'une personne prise de boisson » (Philippe de Thaon, Bestiaire, 833 ds T.-L.); 2. ca 1160 « trouble de l'âme dû à une passion, à l'amour » (Eneas, 821, ibid.). Dér. de ivre*; suff. -esse1*. Fréq. abs. littér. : 2 447. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 3 533, b) 3 969; xxes. : a) 4 014, b) 2 850. Bbg. Sckomm. 1933, p. 145. |