| ENVAHIR, verbe trans. A.− [Le compl. d'obj. désigne un lieu envisagé comme propriété] 1. Pénétrer par force dans (un lieu) et (l')occuper pour s'en rendre ou en rester maître. (Quasi-)synon. conquérir, s'emparer de, enlever, faire irruption dans, occuper, prendre d'assaut. a) [L'agent désigne une force armée] Prendre brusquement possession (d'un territoire, d'une propriété), par conquête armée sur le terrain. [La politique russe de Poincaré] a besoin que l'armée russe envahisse la Prusse orientale (Martin du G., Thib.,Été 14, 1936, p. 138).Ces sables stériles ont porté (...) une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région (Gracq, Syrtes,1951, p. 11). − Emploi abs. : 1. Il est odieux et inhumain que les nations aient des armées, des conseils de guerre, des canons et des gaz empoisonnés en vue de s'agrandir, de conquérir, d'envahir; mais il est légitime et même heureux que les nations aient des armées, des conseils de guerre, des canons et des gaz empoisonnés en vue de repousser l'agression ou l'insulte.
Alain, Propos,1928, p. 758. b) [L'agent désigne des pers. mues par la violence, la révolte] Pénétrer subitement dans la (propriété d'autrui), généralement par la force du nombre, pour la saccager ou pour s'en rendre maître. Le peuple envahit la mairie et désarma les gardes nationaux (Zola, Fortune Rougon,1871, p. 155).L'émeute entoure le Louvre, et Anne d'Autriche doit ouvrir ses portes à la populace qui envahit jusqu'à la chambre du petit roi (Brasillach, Corneille,1938, p. 267).Ils [les commissaires suivis de la foule] envahissent la sacristie, entassent les ornements et les vases sacrés dans le tour qu'ils ont arraché, et recouvrent le tout du voile de la grille (Bernanos, Dialog. Carm.,1948, 4etabl., 3, p. 1654). − P. anal. Occuper (un lieu) de manière abusive; imposer sa personne dans (le lieu occupé par autrui). Il [Du Châtelet] (...) pria Madame d'Espard de lui pardonner la liberté qu'il prenait d'envahir sa loge (Balzac, Illus. perdues,1843, p. 188).Quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient tenir compagnie aux Coupeau (Zola, Assommoir,1877, p. 486). − P. ext., rare. Entrer dans. Julot, qui dut courir après la voiture, et l'envahir au vol (Malègue, Augustin, t. 2, 1933, p. 242). c) P. anal. [L'agent désigne une multitude animale, un micro-organisme; avec l'idée de présence destructrice] Se répandre, se propager rapidement en faisant des dégâts, en détruisant graduellement. (Quasi-)synon. infester.La terre, dit-il [Paganel], était alors criblée de trous et envahie par des légions de fourmis travailleuses (Verne, Enf. cap. Grant,t. 2, 1868, p. 153).Un organisme sain, et que tout d'un coup les microbes envahiraient (Montherl., Démon bien,1937, p. 1233). 2. Vieilli. S'approprier (un bien) par fraude ou par violence. Il a envahi mon bien, ma terre, mon héritage (Ac. 1798-1878). (Quasi-)synon. s'emparer de, empiéter sur, enlever, usurper.Les seigneurs envahirent, sous le nom de triage, une grande partie des propriétés de leurs vassaux (Robesp., Discours,Pour la restitution des biens communaux, t. 6, 1790, p. 219). − P. anal., mod., COMM. Pour une firme ou une industrie, elle [la concurrence] consiste à envahir le domaine du rival, à lui ravir une clientèle, à s'adjuger une plus grande part relative de l'accroissement d'une demande de l'industrie ou de la demande globale (Perroux, Écon. XXes.,1964, p. 402). B.− P. ext. [Le compl. d'obj. désigne un lieu envisagé comme entité spatiale; avec l'idée dominante de quantité] Remplir ou couvrir (un lieu, un objet). 1. [L'agent désigne un groupe de pers.; sans idée de violence ou de ruse] Aller en grand nombre dans (un lieu). (Quasi-)synon. affluer, déferler sur, prendre d'assaut, se répandre.Cette poudreuse cohue du dimanche qui envahit hebdomadairement les Champs-Élysées (Hugo, Misér.,t. 1, 1862, p. 180).Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par des cochers des châteaux voisins (Alain-Fournier, Meaulnes,1913, p. 225): 2. Les treize pensionnaires du « Panier Fleuri » ramassant leurs bas, leurs voiles de couleur, et leurs chemises de fantaisie, envahissaient l'estaminet, où Mélanie, la bonne, elle-même, avait été admise pour le retour de l'enfant prodigue.
Aragon, Les Beaux quartiers,1936, p. 114. 2. [L'agent désigne une multitude animale; sans idée exprimée de destruction] Se répandre rapidement dans (toutes les parties d'un lieu), recouvrir entièrement (un objet); augmenter subitement en nombre dans (un lieu). (Quasi-)synon. proliférer dans.À de certaines époques climatériques, les sauterelles envahissent l'Égypte (Hugo, Corresp.,1859, p. 310).Il voyait les lignes de tirailleurs jaillir du sol l'une après l'autre, monter lentement avec des zigzags, envahir le terrain comme sans trop savoir où aller, à la manière de fourmis qui envahissent une couverture (Romains, Hommes bonne vol.,1938, p. 65): 3. Aussitôt qu'Aharon eut fait le geste, du fleuve, des canaux, des rivières, des marais surgirent des millions de grenouilles; elles couvraient les champs et les chemins, sautaient sur les marches des temples et des palais, envahissaient les sanctuaires et les chambres les plus retirées; et toujours des légions nouvelles succédaient aux premières apparues...
Gautier, Le Roman de la momie,1858, p. 330. 3. [L'agent désigne une chose de la nature, animée ou inanimée] Se répandre en grande quantité, souvent excessive, dans (ou sur un lieu, un objet); remplir complètement. (Quasi-)synon. couvrir, déferler sur, recouvrir, remplir, submerger.Les lierres chevelus (...) qui envahissaient à présent toute l'antique demeure, débordaient de cette galerie en ruine jusque sur le toit de la nouvelle hutte (Lamart., Tailleur pierre,1851, p. 412).Des tonnes d'eau envahirent la vallée de la Ruhr, inondant les usines, arrêtant les génératrices et paralysant les transports (Cendrars, Bourlinguer,1948, p. 286): 4. La barque fut happée, traînée obliquement au flot, la coque enfouie dans le tourbillon − prise dans la mer comme un navire dans les glaces, elle suivait par force la débâcle et l'eau l'envahit.
Queffélec, Un Recteur de l'île de Sein,1944, p. 131. − P. anal., littér. [L'agent, inanimé, désigne une perception visuelle] Se répandre dans ou sur. ♦ [En parlant d'un phénomène de la nature] Peu à peu, un jour blafard envahit l'appartement, filtrant aux lames des persiennes (Dumas père, Monte-Cristo,t. 2, 1846, p. 573).Les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle (Chateaubr., Mém.,t. 3, 1848, p. 522).Tout autour, une forte clarté envahissait la plaine (Green, Journal,1928-50, p. 255): 5. Le soleil déclinant, que cachait depuis quelques instants un nuage, reparut au ras de l'horizon, presque en face de nous, envahissant d'un luxe frémissant les champs vides et comblant d'une profusion subite l'étroit vallon qui s'ouvrait à nos pieds; puis, disparut.
Gide, La Porte étroite,1909, p. 576. ♦ [En parlant d'une expression du visage] Une teinte bleuâtre, comme celle qui envahit la peau de l'épileptique, couvrit son cou, ses joues et ses tempes (Dumas père, Monte-Cristo,t. 2, 1846p. 580).Mais ensuite, ce front de déesse s'altère : l'expression pathétique l'envahit (Valéry, Variété V,1944, p. 195). 4. [L'agent est un inanimé] a) Occuper (un lieu) entièrement, déborder sur (un autre). Les gratte-ciel ont envahi la Cinquième Avenue à mesure que disparaissaient les résidences (Morand, New-York,1930, p. 124).Loin de prendre fin, le désordre conquit d'autres provinces, envahit des placards et des rayonnages, se prolongea en cris de vieilles serrures et de gonds (Malègue, Augustin,t. 2, 1933, p. 325). − [Avec un suj. n. de pers.] Envahir qqc. avec qqc.Oscar envahit tout avec ses chevalets, ses cartables, ses boîtes à couleur, ses pinceaux (Reybaud, J. Paturot,1842, p. 246). b) Affluer, se répandre dans. Mais la graisse l'envahit [MmeSabatier], ses rondes épaules se plaquent de sang : l'âge refait à la Jordaens cette déesse de Rubens (Goncourt, Journal,1862, p. 1129).Elles [les joueuses de cornemuse] soufflent si fort que le sang envahit leurs joues (Morand, Londres,1933, p. 252). 5. P. anal. [En parlant d'une perception sensorielle ou d'un phénomène perceptible concrètement] Atteindre (dans un lieu) une très grande intensité ou une très forte densité. Cinquante sirènes à la fois envahirent l'air (Malraux, Cond. hum.,1933, p. 430).Une atmosphère de malheur envahit la salle, aussi nette, et aussi froide, que si on avait soudainement ouvert grand les fenêtres (Montherl., Célibataires,1934, p. 883).Parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu'au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable (Vercors, Silence mer,1942, p. 49). C.− Au fig. 1. [Le compl. d'obj. désigne un être vivant] a) [Au physique; l'agent désigne un phénomène affectant l'être vivant] S'étendre, attaquer, atteindre de plus en plus gravement quelqu'un. La maladie m'envahissait de jour en jour (Dumas fils, Dame Cam.,1848, p. 279).À mesure que l'âge m'envahit, la nature me devient plus proche (De Gaulle, Mém. guerre,1959, p. 289): 6. Comme le néant nous envahit! À peine nés, la pourriture commence sur vous, de sorte que toute la vie n'est qu'un long combat qu'elle nous livre, et toujours de plus en plus triomphant de sa part jusqu'à la conclusion, la mort.
Flaubert, Corresp.,1853, p. 145. b) [Au moral] S'imposer à quelqu'un, se rendre maître de son esprit, de ses facultés. (Quasi-)synon. gagner. − [L'agent est intérieur] ♦ [En parlant d'un sentiment, d'une idée, etc.] Les passions politiques et les affections du cœur n'avaient pas suffi à l'envahir tout entier (Ozanam, Philos. Dante,1838, p. 72).L'innombrable essaim d'idées fatales qui envahissaient son cerveau (Dumas père, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 579).Si occupé qu'il fût par ses sentiments, Alban fut tout de suite envahi par un intérêt professionnel (Montherl., Bestiaires,1926, p. 495).Une joie folle l'envahit à se sentir si fort (Green, Moïra,1950, p. 29). ♦ [En parlant de la vie intellectuelle] :
7. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. Cela, dira-t-on, n'a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facilement ces analogies. Mais j'ai déjà averti le lecteur qu'il n'y avait rien de positivement surnaturel dans l'ivresse du haschisch; seulement, ces analogies revêtent alors une vivacité inaccoutumée; elles pénètrent, elles envahissent, elles accablent l'esprit de leur caractère despotique.
Baudelaire, Les Paradis artificiels,Le Poème du haschisch, 1860, p. 365. Rem. On rencontre la constr. rare envahir sur. Le psychologue envahit sur le philosophe (Amiel, Journal, 1866, p. 161). − [L'agent est extérieur; l'obj. désigne la conscience ou le moi en tant que conscience] J'ai eu un instant un épouvantement de la nature, je sentais trop qu'elle m'envahissait (Flaub., Champs et grèves,1848, p. 409).Le bruit continu et monotone du ruisseau tout près de sa tête l'envahissait peu à peu comme un flux de douceur (Gracq, Argol,1938, p. 124): 8. Selon lui [J.-P. Sartre], lors même que c'est l'émouvant du monde qui envahit la conscience, comme on voit dans l'horrible ou l'admirable, c'est encore la conscience qui prend l'initiative de s'altérer : « La conscience plongée dans ce monde magique y entraîne le corps en tant que le corps est croyance. (...) »
Ricœur, Philos. de la volonté,1949, p. 258. ♦ P. anal. [En parlant d'une civilisation] La Grèce et l'Orient, que Rome avait cru asservir, l'avaient elle-même envahie et soumise (Michelet, Introd. Hist. univ.,1831, p. 418). 2. [Le compl. d'obj. désigne un espace conceptuel] S'étendre à (des espaces voisins) ou occuper (un ensemble plus vaste). (Quasi-)synon. gagner, se propager dans.Mais Balzac voit (...) la légende sortir de l'histoire, et, par la vertu populaire du mythe, envahir le domaine politique (Valéry, Variété II,1929, p. 85): 9. ... les mutations qui déterminent des caractères favorables sont retenues, elles se multiplient toujours davantage, elles envahissent l'espèce, qui, par le jeu aveugle du hasard et de la mort, progresse immanquablement en s'adaptant de mieux en mieux aux circonstances.
J. Rostand, La Vie et ses problèmes,1939, p. 174. 3. En partic. a) Occuper une place excessive, abusive. − [En parlant d'un phénomène artistique, pol.] La manie des paradoxes menace d'envahir notre littérature (Jouy, Hermite,t. 1, 1811, p. 269).L'Angleterre défendit sa constitution contre les idées qui l'envahissent aujourd'hui (Chateaubr., Mém.,t. 1, 1848, p. 501).Elle [la doctrine des économiquement faibles] envahit la politique concrète du XXesiècle (Perroux, Écon. XXes.,1964, p. 365). − [En parlant d'un groupe hum.] Quel usage à maintenir, que celui en vertu duquel les ecclésiastiques et les nobles pourraient s'emparer de la chambre du tiers! De bonne foi, se croiraient-ils représentés si le tiers pouvait envahir la députation de leurs ordres? (Sieyès, Tiers-état?1789, p. 40).La puissance publique cesse d'être au service d'un petit nombre d'hommes, de ceux qui envahissent les hautes positions du monde politique, à titre de noblesse (Ozanam, Philos. Dante,1838p. 180). − [Dans un emploi du temps, un programme d'occupations] Mille soins de toute espèce se pressent, je pense, et envahissent chaque journée (Lamennais, Lettres Cottu,1820, p. 75).À vrai dire, d'interminables pétitions aux moindres fonctionnaires du lycée envahissaient déjà ma correspondance; et, depuis, que de luttes pour m'assurer un peu de temps de reste! (Mallarmé, Corresp.,1869, p. 313). b) Abuser du temps de quelqu'un, s'introduire à son détriment dans son intimité, dans sa vie personnelle. Je mène ici, Madame, une vie en dehors du monde précisément pour ne pas me laisser envahir par le monde (Balzac, Corresp.,1834, p. 472).Si je me laisse envahir, on me prendrait mon temps (Hugo, Corresp.,1852, p. 46).Une grosse femme qui nous envahissait presque tous les dimanches avec son mari et ses deux enfants (Nizan, Conspir.,1938, p. 220). Prononc. et Orth. : [ɑ
̃vai:ʀ], (j')envahis [ɑ
̃vai]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. Ca 1100 envaïr « marcher sur, attaquer » (Roland, éd. J. Bédier, 2062); 2. 1570 « pénétrer de force (dans un territoire) » (V. Carloix, Mémoires de la vie de F. de Scepeaux, I, 16 ds Littré). Du lat. pop. *invadire, issu du lat. class. invadere « pénétrer dans, assaillir, attaquer ». Fréq. abs. littér. : 1 453. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 1 091, b) 2 103; xxes. : a) 2 904, b) 2 373. Bbg. Bastin (J.). Signes orth. In : Nouv. glanures gramm. Riga, 1907, p. 8. |