| ENIVRER, verbe trans. A.− Rendre (quelqu'un) ivre; mettre (quelqu'un) en état d'ivresse. 1. [Le suj. désigne une boisson] Synon. griser, soûler; anton. désenivrer, dégriser.On peut aussi l'isoler [de l'alcool] (...) dans le lait; témoin les nourrices dont le lait peut enivrer les enfants (Macaigne, Précis hyg.,1911, p. 267).Folie (...) de ce vin qui nous enivre (Duhamel, Terre promise,1934, p. 61).Le vin rouge enivre plus vite que les autres (Faral, Vie temps St Louis,1942, p. 190). ♦ Fréq. au passif. Être enivré d'alcool, de liqueur. Sortant d'une épouvantable orgie, enivré de vin (Chateaubr., Natchez,1826, p. 496). ♦ Absol., rare. Le vin, la bière enivre (Ac.). − P. anal. [Le suj. désigne des substances, fumées ou vapeurs dont l'effet est le même que celui des boissons] Un barbiturique peut enivrer; la fumée du tabac, le haschich, les vapeurs d'un pressoir enivrent. Synon. monter à la tête, étourdir.Et des herbes séchées aux odeurs acides m'enivraient (Bosco, Mas Théot.,1945, p. 267). 2. [Le suj. désigne une pers.] a) Avec une valeur factitive. Faire boire (quelqu'un) jusqu'à (le) mettre en état d'ivresse. [Le] commandant (...) servira mieux le navire. Et le jour où je l'ai nommé il s'enivre et enivre ses capitaines (Saint-Exup., Citad.,1944, p. 878). b) Emploi pronom. Se mettre en état d'ivresse, d'ébriété. Synon. se soûler, se griser, s'émécher; (pop.) se cuiter, se poivrer, picoler.Il braille, il s'enivre avec eux, il joue avec eux aux dés, aux cartes (Faure, Hist. art,1921, p. 54).L'on peut s'enivrer pour oublier qu'on s'est enivré (Alain, Propos,1909, p. 66).Les dieux boivent, seuls les hommes inintelligents s'enivrent (Abellio, Pacifiques,1946, p. 46): 1. Il (...) débarqua avec Temple dans une maison de bootleggers. Le jeune homme s'enivra à mort et pendant qu'il cuvait son whisky, un crime fut commis dans la maison.
Camus, Requiem pour une nonne,1956, p. 867. B.− Au fig. 1. [À propos de l'effet à la fois agréable et souvent un peu trouble de certaines sensations, émotions ou excitations] Remplir d'une sorte d'ivresse. L'air vif m'enivre; le son de sa voix, sa beauté l'enivrait; la musique enivre l'âme. Synon. étourdir, griser, transporter, soulever, exalter; anton. dégriser, apaiser, calmer, refroidir.Le soleil déjà terrible, enivrait les cigales (Mauriac, Myst. Frontenac,1933, p. 107).Il se pencha sur cette gorge dont la naissance l'enivra comme s'il l'eût pour la première fois découverte. Adorable trésor de la féminité (Aragon, Beaux quart.,1936, p. 379).Mais l'image qui la laissait la veille insensible, l'enivrait maintenant d'une tendresse poignante (Bernanos, Mouchette,1937, p. 1339): 2. La contemplation de l'objet enivre tant l'individu que l'objet devient aussi vivant que l'individu lui-même mais que ses lignes flottent et que le morceau expressif surgit seul, éclatant, hallucinatoire, rayonnant la force et l'amour.
Faure, Hist. de l'art,1921, p. 172. − Emploi pronom. L'homme moderne s'enivre de dissipation (Valéry, Variété III,1936, p. 265).Il pouvait la nuit, à la lueur tremblante de la chandelle, s'enivrer de grands mots, de rhétorique païenne (Brasillach, Corneille,1938, p. 37): 3. Proscrire ou exalter la vie − la première conception s'enivre de la vie, de son rythme et de son intensité ressentie; elle se laisse emporter par elle comme par un cheval effréné dont la course multipliera les sensations de vitesse, d'ardeur, grisera d'une plus étroite et épuisante participation.
Huyghe, Dialogue avec le visible,1955, p. 398. 2. En partic. [En parlant de l'effet extrême de certaines émotions] Rendre ivre d'orgueil. (Quasi-)synon. enorgueillir.C'est de cette assurance à l'état pur que je me suis laissé énivrer (Romains, Hommes bonne vol.,1939, p. 193).L'heureux défi à la mort, le sentiment de gloire qui enivre et rend l'air respiré vivifiant (G. Bataille, Exp. int.,1943, p. 42): 4. Il choisit et il juge. Il est celui que n'enivre pas la victoire, dont il mesure et la précarité, l'incertitude, et les limites...
Marrou, De la Connaissance hist.,1954, p. 276. ♦ Absol. La prospérité enivre (Ac.). ♦ Emploi pronom. S'enivrer des éloges qu'on reçoit; s'enivrer de la bonne opinion de soi-même (Ac.). Prononc. et Orth. : [ɑ
̃nivʀe], (j')enivre [ɑ
̃ni:vʀ
̥]. Ds Ac. 1694-1932. Les éd. de 1762 et de 1835 mettent en garde contre la prononc. [enivʀe]. Cf. aussi Land. 1834, Gattel 1841, Littré. Pour éviter toute ambiguïté, Fér. Crit. t. 2 1787 propose d'écrire ennivrer, ennivrant, ennivrement, le doublement de n préservant la nasale et la compos. de la prép. en, car, comme le souligne Buben 1935 § 96, c'est sous l'influence de l'écriture (effet Buben) que la prononc. s'altère. Mart. Comment prononce 1913, p. 132 s'indigne que des gens instruits et même des typographes aillent jusqu'à écrire énivrer avec un accent aigu, ,,écriture et prononciation, également, barbares auxquelles il faut résister de toutes ses forces, aussi longtemps qu'on le pourra``. Littré constate l'incohérence de Ac. qui écrit énamourer mais enivrer. On rencontre la graph. énivrer chez des auteurs tels que Barrès (cité ds Rob.). Noter la prononc. du midi [anivʀe]. Pour cette question de la prononc. de l'initiale dans les mots formés avec la prép. en, cf. en-. Étymol. et Hist. 1. Début xiies. « abreuver, féconder » (Psautier d'Oxford, 64, 9 ds T.-L.); ca 1170 « rendre ivre » (Rois, éd. E. R. Curtius, II, XIII, 28, p. 82); 2. fig. ca 1170 (Chr. de Troyes, Erec, 3418 ds T.-L.). Dér. de ivre*; préf. en-*; dés. -er. Fréq. abs. littér. : 1 560. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 2 974, b) 2 079; xxes. : a) 2 041, b) 1 752. |