| ENFONCER, verbe. I.− Emploi trans. A.− Faire pénétrer quelque chose avec force (et de manière à vaincre d'éventuelles résistances) vers le fond ou jusqu'au fond. 1. Domaine concr.Il fallut donc enfoncer des pieux dans le lit de la rivière, afin de soutenir le tablier fixe du pont (Verne, Île myst.,1874, p. 274).Il saisit une bouteille et enfonça le tire-bouchon dans le liège crissant (Beauvoir, Mandarins,1954, p. 11): 1. Quelle était la résistance de la chair? Convulsivement, Tchen enfonça le poignard dans son bras gauche.
Malraux, La Condition humaine,1933, p. 182. ♦ P. anal., dans un domaine abstr.Le jeune étranger enfonçoit ses regards dans ce dôme qui lui paraissoit d'une immense profondeur et transparent comme le verre (Chateaubr., Natchez,1826, p. 129). − Locutions ♦ Enfoncer ses racines dans le sol. L'arbre tout entier, (...) avec ses pieds enfoncés dans le sol contre le vent et l'orage (Taine, Philos. art,t. 1, 1865, p. 153).P. métaph. Mais moi j'existe, la racine de mon âme enfoncée dans l'immortalité (Larbaud, Barnabooth,1913, p. 284).S'ils avaient pu prévoir que l'entreprise aboutirait (...) à enfoncer en terre marocaine les racines de la puissance économique de l'Allemagne (Jaurès, Eur. incert.,1914, p. 395). ♦ Par hyperbole. Enfoncer son coude, son genou... dans le ventre... l'estomac... de qqn. Je profitais des bousculades (...) pour lui enfoncer mon coude entre les côtelettes (Queneau, Exerc. style,1947, p. 31). ♦ Enfoncer un chapeau, une coiffure dans (ou plus rarement sur) la ou sa tête; par brachylogie enfoncer son chapeau (Ac.). Abaisser avec force sa coiffure sur la tête de manière que celle-ci y entre bien avant, soit bien placée au fond. Tout à coup, il se lève, enfonce son chapeau sur son front, sort et clôt sa porte (Borel, Champavert,1833, p. 233). 2. Au fig. ♦ Enfoncer qqc. dans qqc. ou dans qqn. ♦ [L'accent est mis sur une forte résistance] Enfoncer qqc. dans le crâne, la tête, l'esprit de qqn. En pénétrer sa pensée, son esprit. Il n'est pas de tâche plus noble que la nôtre! Enfoncez-vous bien ça dans la tête (Achard, Voulez-vous jouer,1924, I, 3, p. 76): 2. Elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement forgée et qu'aussi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres : « elle aurait dû se soigner radicalement dès le début. »
Proust, Le Côté de Guermantes 2,1921, p. 331. − [P. méton. de l'obj. secondaire] Enfoncer qqc. en qqn.Il faut, une bonne fois, vous habituer à mon langage et enfoncer en vous cette idée simple que je n'appartiens à rien ni à personne (Bloy, Journal,1899, p. 373).Était-ce le canon qui sonnait sans relâche, (...) qui enfonçait en nous cette certitude de vaincre? (Dorgelès, Croix de bois,1919, p. 181). ♦ [L'accent est mis sur une répétition, une accumulation] Enfoncer toujours le même clou. Répéter inlassablement la même chose (pour en pénétrer son interlocuteur). Pas de poésie qui puisse, pour s'exprimer, se passer de mots. Enfonçons toujours le même clou dans le même mur (Bremond, Poésie pure,1926, p. 97).P. anal. Ce vieux clocher d'Eauze, semeur d'heures lentes, vides, pareilles, qui disaient toutes la même chose depuis l'enfance, qui enfonçaient toutes la même pensée, au même endroit du cœur (Vogüé, Morts,1899, p. 270).Cette attente trompée donnait l'illusion que le motif n'est qu'étanché, les redites ne l'ayant pas enfoncé comme un clou dans la mémoire (Saint-Saëns, Portr. et souv.,1909, p. 121). − Enfoncer qqn dans qqc. ♦ Enfoncer qqn dans une opinion, un état d'esprit. Le confirmer, l'encourager dans cette opinion, cet état d'esprit. Chaque obus enfonce davantage le peuple de Madrid dans sa foi (Malraux, Espoir,1937, p. 755).Ceci ne ferait que l'enfoncer dans l'opinion qu'il a d'elle, qui n'est pas bonne (Gide, École femmes,1929, p. 1298). ♦ Enfoncer qqn dans une situation (pénible, illicite). Accentuer, aggraver sa situation. Enfoncer qqn dans le vice, dans le mal. Car tout l'enseignement de celui-ci n'a servi qu'à enfoncer l'humanité un peu plus avant dans le gâchis (Gide, Faux-monn.,1925, p. 1197). B.− Faire céder par une violente poussée vers l'intérieur. 1. [Le compl. d'obj. dir. désigne une chose] − Ouvrez, ou j'enfonce la porte (Reybaud, J. Paturot,1842, p. 143): 3. ... c'est une tempête. (...). Un coup de mer passa sur la proue du vaisseau, enfonça son pont, et, le traversant en diagonale, emporta sa yole et trois matelots.
Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature,1814, p. 139. − P. plaisant. Enfoncer une porte ouverte. Déployer beaucoup d'efforts pour prouver ce qui est avéré ou pour réaliser ce qui est accompli. La conséquence saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte (Proust, Guermantes 1,1920, p. 245). 2. [Le compl. d'obj. dir. désigne une ou plusieurs pers.] a) Enfoncer une armée. Y faire une percée, la défaire. La cavalerie romaine s'ébranle pour enfoncer les barbares (Chateaubr., Martyrs,t. 1, 1810, p. 290).Au combat, ces garçons (...) enfonçaient n'importe quelle troupe et forçaient la victoire (Pourrat, Gaspard,1922, p. 224). b) Enfoncer un adversaire − Le renverser, l'abattre. La révolte contre la vieille école éclatait dans toute sa fureur. On démolissait Voltaire, on enfonçait Racine (Reybaud, J. Paturot,1842p. 4).Ce n'est pas une petite histoire besogne que d'enfoncer le ministre (Baudel., Hist. extr.,1856, p. 59). − Fam. Le convaincre, emporter son adhésion malgré ses résistances. Donne-moi le manuscrit de l'archer, après-demain nous déjeunons chez les libraires et nous les enfonçons! (Balzac, Illus. perdues,1843, p. 471). − P. ext. et p. anal. [L'obj. désigne une création de l'esprit humain] Surclasser, surpasser quelque chose. Les pages 322-335 me paraissent enfoncer tout ce qui s'est fait dans ce genre-là (Flaub., Corresp.,1866, p. 89). II.− Emploi pronom. à sens passif. A.− Aller vers le fond, jusqu'au fond. Les réservoirs s'emplirent, et le « Nautilus », s'enfonçant peu à peu, disparut sous la nappe liquide (Verne, Île myst.,1874, p. 582).Il souleva la dalle funéraire sous laquelle s'enfonçait un escalier de marbre, et il descendit marche à marche (Louÿs, Aphrodite,1896, p. 98): 4. C'était bien la vingtième échelle déjà, et la descente continuait. Alors, il les compta : vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il s'enfonçait, et il s'enfonçait toujours. Une cuisson ardente lui enflait la tête, il croyait tomber dans une fournaise.
Zola, Germinal,1885, p. 1368. − P. ext. [Le suj. désigne une pers.] 1. [Avec un compl. prép.] Entrer profondément dans quelque chose. ♦ [dans l'espace] Il s'enfonçait dans l'ombre et la brume (Hugo, Fin Satan,1885, p. 767).S'enfoncer dans un divan, dans un lit. Je m'enfonçai dans un fauteuil et pris un roman (Gobineau, Pléiades,1874, p. 69).S'enfoncer dans un pays, s'enfoncer dans une direction. Progresser, s'engager profondément à l'intérieur de ce pays ou dans cette direction. Il fallait qu'il commençât par s'enfoncer dans l'intérieur du pays (Staël, Lettr. L. de Narbonne,1792, p. 66).En s'enfonçant vers l'ouest, que cherchait le grand marin génois, sinon à abréger les voyages au pays des épices? (Verne, Enf. cap. Grant,t. 2, 1868, p. 26). ♦ [dans le temps] À mesure que nous enfonçons dans l'avenir (Condorcet, Esq. tabl. hist.,1794, p. 237). ♦ [Dans une situation] Plus je m'enfonçais dans mes pensées, et plus ma colère augmentait (Musset, Confess. enf. s.,1836, p. 102).Je m'enfonce ici dans le « farniente » et les délices de l'insouciance (M. de Guérin, Corresp., 1834, p. 164): 5. Nous nous enfonçons dans le bourgeois d'une manière épouvantable et je ne désire pas voir le vingtième siècle.
Flaubert, Corresp.,1865, p. 176. ♦ [dans une activité] S'absorber entièrement en elle. Toute l'Europe centrale se réfugie contre l'ennui, s'enfonce dans la lecture des journaux (Tharaud, An prochain,1924, p. 278). 2. [Sans compl. prép.] Péj. Aller vers une situation de plus en plus grave. Je dis que ces gens-là s'enfoncent et se ruinent (Proudhon, Propriété?1840, p. 263).Saint-Bertrand s'enfonce, se dégrade! (Flaub., Corresp.,1865, p. 105): 6. Eh bien, c'est que, quelquefois, j'ai une espèce de jouissance à vous laisser vous enfoncer, vous enfoncer, vous enliser, à voir ce qui arriverait si cela continuait...
Cocteau, Les Parents terribles,1938, I, 2, p. 193. B.− Céder, s'abaisser sous la pression de quelque chose. Voilà ses genoux qui se tordent; ses côtes s'enfoncent (Flaub., Tentation,1874, p. 140): 7. ... le pied broyait des coupes d'or et des têtes humaines, et à chaque pas on sentait qu'on marchait sur de la chair, que quelque chose s'enfonçait sous vous et que des soupirs montaient.
Flaubert, Smarh,1839, p. 67. III.− Emploi intrans. Aller vers le fond, jusqu'au fond de quelque chose. La terre était humide, les chevaux enfonçaient (Barante, Hist. ducs Bourg.,t. 4, 1824, p. 74).Je sentais ta peau sous la chemisette, et mon doigt enfonçait un peu... C'était très bon... (Zola, Curée,1872, p. 482): 8. Brusquement, il enfonce. Il enfonce de deux ou trois pouces. Décidément il n'est pas dans la bonne route; il s'arrête pour s'orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont disparu.
Hugo, Les Misérables,t. 2, 1862, p. 547. − Au fig. [En parlant d'une pers.] Être dans une situation qui empire, qui s'aggrave de plus en plus. On se sent enfoncer, pour ainsi dire, dans la barbarie (Guizot, Hist. civilisation,Leçon no6, 1828, p. 27).Je ne me heurtais pas : j'enfonçais; je perdais pied (Gide, Journal,1904, p. 145): 9. Je vois la France baisser d'heure en heure, s'abîmer comme une Atlantide. Pendant que nous sommes là, à nous quereller, ce pays enfonce.
Michelet, Le Peuple,1846, p. 39. Rem. La docum. atteste le subst. masc. enfonçage : cassage de carreaux et enfonçage de portes (Goncourt, Journal, 1889, p. 1039) et le subst. fém. enfonçade : C'est une enfonçade qu'on te prépare, et sérieuse (Flaub., Corresp., 1860, p. 366) qui signifient tous deux « action d'enfoncer quelque chose ». Prononc. et Orth. : [ɑ
̃fɔ
̃se], (j')enfonce [ɑ
̃fɔ
̃:s]. Enq. : /ãfõs/ (il) enfonce. Ds Ac. 1694-1932. Conjug. Prend une cédille devant a et o : nous enfonçons, j'enfonçai(s). Étymol. et Hist. 1. Ca 1150 « pourvoir d'un fonds » (Charroi Nîmes, éd. Mac Millan, 984); 2. 1278 enfonsé « chargé de » (Sarrazin, Rom. de Ham, éd. A. Henry, 1488); ca 1393 yeuls enfoncés (Ménagier, II, 152 ds T.-L.); 3. 1587 « pousser afin de briser une unité » (Lanoue, Disc., p. 291 ds Gdf. Compl.). Dér. de fons, fonds*; préf. en-*, dés. -er. Fréq. abs. littér. : 4 112. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 4 349, b) 7 501; xxes. : a) 6 954, b) 5 572. Bbg. Chautard (É.). La Vie étrange de l'arg. Paris, 1931, p. 66. − Gottsch. Redens. 1930, p. 198, 215, 280. − Guiraud (P.). Le Champ morpho-sém. du mot tromper. B. Soc. Ling. 1968, t. 63, pp. 96-109. − Orr (J.). Some ambivalent words and etymology. In : Words and sounds. Oxford, 1953, pp. 209-214. − Quem. 2es. t. 1 1970; t. 3 1972. |