| DÉRANGER, verbe trans. A.− [Le compl. d'obj. désigne un inanimé] 1. [Le compl. d'obj. désigne un obj.] Déplacer ce qui était rangé. Sur les tables, les papiers et les livres s'entassaient, sans qu'on les dérangeât de place (Zola, Dr Pascal,1893, p. 176): 1. − Voulez-vous me donner la bouteille de cognac et deux verres, dis-je à la bonne. (...)
La bouteille était au fond d'un placard, il fallut déranger tout un rideau de flacons, de carafes vides.
Abellio, Heureux les pacifiques,1946, p. 139. − [Le compl. d'obj. désigne un lieu relativement aux obj. qu'il contient] Vous avez dérangé toute ma chambre (Ac.1835, 1878) : 2. ... sa bibliothèque a été dérangée par son domestique. Elle se précipite. (...) Ah! Ils vont voir, les livres qui se sauvent, les livres qui se couchent!
Renard, Journal,1908, p. 1212. − Emploi pronom. passif. Rien de ce qui était dans la malle ne s'est dérangé pendant le voyage (Ac.). 2. P. ext. [Le compl. d'obj. désigne un ensemble organisé, un état, un développement temp.] Troubler le bon fonctionnement, l'état ou le déroulement normal. Cet orage va déranger le temps (Ac.). L'amour (...) dérange la vie, ôte le repos, compromet la réputation (Péladan, Vice supr.,1884, p. 57).Quand un fait impertinent dérange une théorie, rien n'est plus simple que de le nier (Rolland, J.-Chr.,Foire, 1908, p. 687): 3. ... j'avais fait pis encore : j'avais dérangé le chignon de Justine. Or, Justine tenait pour intangible l'ordre de sa coiffure.
A. France, Le Petit Pierre,1918, p. 222. 4. ... j'ai eu l'estomac dérangé cette nuit par des conserves qui ne devaient pas être fraîches, du cassoulet. Ça m'a donné la migraine, sans compter la colique...
Queneau, Pierrot mon ami,1942, p. 136. SYNT. Déranger le cerveau, les habitudes, les projets, les plans de qqn; déranger le cours, l'équilibre, l'ordre de qqc. − Emploi pronom. passif. On ne joue plus tant à la Cour; la santé du roi se dérange plus souvent (Sainte-Beuve, Caus. lundi,t. 11, 1851-62, p. 531).Il la pria de lui ajuster quelque pli qui s'était dérangé (Bourges, Crépusc. dieux,1884, p. 163): 5. Bréguet fait une montre qui pendant vingt ans ne se dérange pas, et la misérable machine, à travers laquelle nous vivons, se dérange et produit la douleur au moins une fois par semaine.
Stendhal, Rome, Naples et Florence,t. 1, 1817, p. 163. B.− [Le compl. d'obj. désigne un animé] 1. [Le compl. d'obj. désigne un animé hum. ou animal] Faire lever, déplacer en causant quelque gêne. Lulu Maublanc arriva en retard et dérangea tout le monde pour aller prendre sa place (Druon, Gdes fam.,t. 1, 1948, p. 102): 6. Je suis si bon que je ne dérange jamais le chat qui dort à la place où j'écris : je vais faire un petit tour de promenade.
Renard, Journal,1902, p. 773. − Emploi pronom. réfl. « Good night », Madame, bonne nuit. Ne vous dérangez pas. Restez assise (Claudel, Échange,1894, III, p. 712): 7. On lui adressait [à Maigret] le plus souvent un bonjour de la main. Seul le commissaire de police, M. Mansuy, qui l'avait présenté à ces messieurs, se dérangeait pour lui serrer la main.
Simenon, Les Vacances de Maigret,1948, p. 23. 2. P. ext. a) [Le compl. d'obj. désigne un animé hum. ou animal] Troubler dans ses occupations, gêner. Déranger qqn dans son travail. Il était désemparé dans cet appartement vide, (...) on ne venait pas à tout instant le déranger, le consulter, l'appeler ailleurs (Chardonne, Épithal.,1921, p. 318): 8. ... je montais dans les tours, faisant lever des vols de pigeons, ou bien dérangeant de leur sommeil des chauves-souris et des chouettes.
Loti, Le Roman d'un enfant,1890, p. 191. 9. J'ai répondu un peu brutalement hier, à Em. qui me dérangeait de ma lecture; j'en suis resté attristé tout le soir.
Gide, Journal,1914, p. 450. ♦ Fam. [À la forme interr., pour marquer l'impatience, la mauvaise humeur] Alors vous voilà, garçon? Est-ce que çà vous dérangerait de me servir un café-crème? (Sartre, Mur,1939, p. 110). − Emploi abs. Il avait peur (...) de déranger, d'introduire sa crasse et ses poux dans cet intérieur tout propre (Van der Meersch, Invas. 14,1935, p. 327): 10. − Ce n'était pas vous que j'attendais.
− Si je dérange, je puis très bien revenir à un autre moment, quand vous voudrez.
Estaunié, L'Ascension de M. Baslèvre,1919, p. 67. − Emploi pronom. réfl. Se déplacer en abandonnant ses occupations. Un de ces enterrements comme celui de la vieille dame Cotin (...) pour laquelle un évêque s'était dérangé (Aragon, Beaux quart.,1936, p. 12): 11. De fin août aux vendanges (...), les fabricants de politique vérifièrent l'esprit du vigneron. M. Blondel, cafetier de Reims, décoré des palmes académiques, se dérangea pour connaître si le pays malheureux gardait néanmoins sa foi au député.
Hamp, Vin de Champagne,1909, p. 123. ♦ Spéc. Se mettre de côté pour laisser passer quelqu'un ou quelque chose : 12. ... elle marchait prestement, sur le milieu du pavé. (...) Derrière elle, (...) une malle-poste au grand galop se précipitait comme une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon criait aussi...
Flaubert, Trois contes,Un Cœur simple, 1877, p. 59. Se déranger de sa route. Quitter une trajectoire prévue. Il [Duroy] avançait brutalement dans la rue pleine de monde (...) poussant les gens pour ne point se déranger de sa route (Maupass., Bel-Ami,1885, p. 4).♦ Au fig. [Le suj. désigne un animé hum.] Se démener pour rendre service à quelqu'un : 13. La mère (...) ne pouvait pas dire combien elle était reconnaissante « au bon monsieur d'avant monsieur ». (...) Ce bon monsieur s'était tellement « dérangé » pour eux. Jamais il ne les eût laissés dans l'ennui pour leur loyer ou pour le reste.
Malègue, Augustin,t. 1, 1933, p. 254. b) [Le compl. d'obj. désigne un animé hum.] Troubler la santé de quelqu'un. J'ai mangé hier un peu plus qu'à l'ordinaire, et cela m'a dérangé (Ac.1835, 1878). − Spéc., fam., emploi pronom. passif. Perdre la santé mentale. C'est plus un homme, c'est un vrai tambour de sottises! (...) Plus il vieillit plus il se dérange! Plus il se fêle! (Céline, Mort à crédit,1936, p. 551). c) [Le compl. d'obj. désigne un animé hum.] Troubler dans sa façon d'être, de penser. Pourquoi Dieu ne reste-t-il pas chez lui et vient-il nous déranger? Notre malheureuse vie est si courte! Qu'il nous y laisse du moins en paix! (Claudel, Violaine,1901, IV, p. 641): 14. Le prêtre (...) qui est un homme instruit et naïf, ne revient pas de cette théorie. (...) Que l'infini tienne dans le fini, est une proposition qui le dérange. Il fait observer que le contenu ne peut être plus grand que le contenant...
Veuillot, Les Odeurs de Paris,1866, p. 213. Rem. Cet emploi est fam. pour Ac. − Emploi abs. Les femmes ne comprennent pas qu'elles dérangent, ne comprennent pas cette impatience qu'elles créent dans un homme jeune (Montherl., Lépreuses,1939, p. 1516). − Spéc., vx. Détourner de sa vie rangée. Les mauvaises compagnies l'ont dérangé (Ac.). ♦ Emploi pronom. réfl. Abandonner sa vie rangée. Francueil se refroidit, ou plutôt il se dérange; il court les soupers, il s'enivre tout de bon, il n'est plus aussi exact ni attentif auprès de son amie (Sainte-Beuve, Caus. lundi, t. 2, 1851-62, p. 200): 15. Et quand la servante vient raconter à demi-voix qu'une telle s'est fait avorter, qu'on dit, ou que la fille d'étable se dérange avec un vieux, qu'est-ce que ça peut lui faire?
Claudel, La Jeune fille Violaine,1892, III, p. 530. Rem. On rencontre ds la docum. a) Qq. ex. du part. prés. adj. dérangeant, ante. Qui dérange.
α) [Correspond à B 2 a] D'autres lettres accompagnent des manuscrits : l'auteur a besoin de savoir ce que je pense de ses poèmes (...) À quel point peuvent être dérangeants ces appels! (Gide, Ainsi soit-il, 1951, p. 1194).
β) [Correspond à B 2 c] La forteresse poussait maintenant au milieu de nous, lancinante en effet comme une dent neuve, et c'en était fini du repos, elle était là, l'image même de la gêne, − installée, régnante, dérangeante, incompréhensible, − la morsure légère et continue d'une pointe fine, élançant jusqu'aux extrêmes terminaisons nerveuses l'inquiétude d'un subtil aiguillon (Gracq, Syrtes, 1951, p. 136). b) Le déverbal dérange, subst. fém. [correspond à B 2 a] Fait de se déranger. J'aurais ben v'nu à la préfecture, mais pisque j'peux vous voir ici, m'sieu l'Préfet, autant éviter une dérange (Gyp, Gde vie!!! 1891, p. 64). Prononc. et Orth. : [deʀ
ɑ
̃
ʒe], (je) dérange [deʀ
ɑ
̃:ʒ]. Conjug. : intercale un e devant a et o pour conserver à [ʒ] le son doux je dérangeais, nous dérangeons. Admis ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. 1100 « sortir des rangs » (Roland, éd. J. Bédier, 809) − xves. ds Gdf.; 2. 1erquart xiiies. « mettre (les rangs) en désordre » (Reclus, Carité, 68, 11 ds T.-L.); 1596 « déplacer de son emplacement assigné » (Hulsius); 3. fin xviies. fig. « changer de manière à troubler le fonctionnement, l'action » (Mmede Sévigné, Lettres, 69 ds Littré : On croit qu'en dérangeant les desseins qu'on avait pour l'automne, on dérangera aussi la fièvre de M. Le Dauphin); spéc. 1713 (Destouches, L'Irresolu, 518, éd. Le Dentu : Avez-vous, dites-moi, le cerveau dérangé?); 4. av. 1693 « obliger (quelqu'un) à se déplacer » (La Bruyère ds Besch.); 1752 fig. « importuner, troubler, incommoder (quelqu'un) » (Trév.); 5. 1694 id. homme [...] dérangé dans sa conduite « détourné de bonne voie » (Ac.); 1704 pronom. « tomber dans la dissipation » (Bourdaloue, Exhort. sur l'Observation des règles, t. 1, p. 231 ds Littré). Dér. de ranger*; préf. dé(s)-*, (lat. dis-); formé comme anton. de arranger*. Fréq. abs. littér. : 2 100. (dérangeant : 56) Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 1 908, b) 4 310; xxes. : a) 3 371, b) 2 965. |