| AGRIPPER, verbe trans. I.− Emploi trans., fam. Saisir vivement de manière à ne plus lâcher l'objet saisi. A.− [Le suj. désigne une pers., une partie du corps hum. notamment la main; except. un animal; l'obj. désigne une réalité concr.] Saisir de la main (ou d'un organe équivalent). Elle agrippe tout ce qu'elle voit (Ac. 1798-1932) : 1. Mon Gaspard n'avait plus qu'à étendre ses doigts crochus pour agripper le petit million dont il paraissait avoir quelque besoin. Maître Jolibois croyait déjà tenir ses quatre-vingt mille livres, et le comte de Kerlandec ses quelques milliers d'écus.
J. Sandeau, Sacs et parchemins,1851, p. 12. 2. ... ouvrant un pupitre, il [Dupin] en tira une lettre et la donna au préfet. Notre fonctionnaire l'agrippa dans une parfaite agonie de joie...
Ch. Baudelaire, Histoires extraordinaires,trad. de E. Poe, 1856, p. 61. 3. Des corvées passaient, chargées de pieux, de tôles, d'outils, d'araignées barbelées qui agrippaient nos sacs et ne les lâchaient plus.
R. Dorgelès, Les Croix de bois,1919, p. 266. 4. ... j'apercevais une pauvre loque humaine qui se débattait contre les mains des furieux, et ceux-ci agrippaient, serraient, frappaient le malheureux qui hurlait, lui aussi, les vêtements déchirés, la face martelée de coups de poing.
P. Bourget, Nos actes nous suivent,1926, p. 18. 5. Il agrippa la main de Mathieu et la serra, comme s'il conservait un dernier espoir ...
J.-P. Sartre, La Mort dans l'âme,1949, p. 95. − Emploi abs. : 6. ... il court vers un tronc d'arbre, le premier en vue, ou vers une jambe; ses mains agrippent, ses membres enserrent à brassées et enjambées énormes; en un rien de temps il s'élève; ...
A. Gide, Feuillets d'automne,1949, p. 1115. Rem. L'emploi trans. est constamment noté « bas » ou « pop. » jusqu'à Ac. 1878 (sauf ds Poit. 1860 et Littré), parfois « fam. » à partir de Nouv. Lar. ill. Quillet 1965 réserve cette mention à la constr. agripper qqn. B.− Au fig. [Le suj. désigne un sentiment lancinant ou violent] :
7. J'ai toujours un serrement de cœur sur le seuil de ma chambre « qui n'a pas de chance ». Au-dessus de la fenêtre, un piton à rideaux, trop haut planté, conserve un bout de cordon qui oscille et accueille mon arrivée. Mais je ne veux pas me laisser agripper par le découragement.
L. Frapié, La Maternelle,1904, p. 67. 8. ... la mélancolie du départ agrippait sauvagement mon cœur, l'affreux fantôme de ma solitude ancienne me menaçait de dessous les ponts...
O.-V. Milosz, L'Amoureuse initiation,1910, p. 202. − Emploi abs. : 9. « Ah! ceux qui n'ont pas de famille, ou presque; (...) qui vivent seuls, bohèmes, dans leur unique fantaisie, prenant la maîtresse qui leur plaît et les exalte, habitant le coin qui leur chante, ne fréquentant que ceux qui pensent leurs pensées, et dont l'élan jumeau soutient le leur; ils ne savent pas ce que sont toutes ces affections qui aggripent, toutes ces habitudes qui enserrent et entravent, et dont on ne peut rompre le cercle sans blesser des êtres chers, ou se blesser soi-même! ... »
R. Martin du Gard, Devenir,1909, p. 131. C.− Spéc., arg. : 10. Agripper, v.a. Prendre à l'improviste, subitement, − dans l'argot du peuple. Signifie aussi : filouter, dérober adroitement.
A. Delvau, Dict. de la langue verte,1866, p. 5. II.− Emploi pronom., fam. [Le suj. désigne une pers. ou une partie du corps hum. notamment les mains] Se saisir de quelque chose (de manière à s'y accrocher); se cramponner. Stylistique − La tonalité affective n'est pas la même dans la constr. trans. et dans la constr. pronom. Dans la 1re, il s'agit gén. d'une saisie conquérante et violente qui enserre l'objet de crochets (ex. 1, 6), avec l'intention de ne plus lâcher ce que l'on tient (ex. 3); dans la seconde (où parfois cette valeur subsiste, ex. 12) il s'agit le plus souvent de l'effort (désespéré) d'un être en péril, ou malade, ou du moins en difficulté, cherchant son salut (ex. 11, 13, 14, 15).A.− [Suivi d'une prép.] 1. S'agripper à, plus rarement s'agripper contre. a) [Le suj. désigne une pers., plus rarement un animal, ou une partie du corps en partic. les mains, les griffes, etc.; le compl. désigne une pers. ou une partie du corps hum.] :
11. Je vis qu'elle s'accrochait à lui comme un naufragé s'agrippe à la main qui peut seule le sauver de l'abîme.
G. Leroux, Le Parfum de la Dame en noir,1908, p. 36. 12. ... revenues de leur stupeur les lamproies s'agitent. (...) Elles s'agrippent aux mains qui les empoignent, envahissent les bras, frappent les torses, enveloppent ces corps trempés de coups de fouet et d'étreintes instantanées.
J. de Pesquidoux, Chez nous,t. 1, 1921, p. 154. 13. Jenny avait saisi son bras et s'y agrippait. Ses traits étaient décomposés ...
R. Martin du Gard, Les Thibault,L'Été 1914, 1936, p. 500. b) [Le compl. désigne un obj.] :
14. Bientôt Margot, plus excitée que les autres, oublieuse de sa résolution passée, et ne soupçonnant rien, passa, repassa et sauta par-dessus la criarde dont les griffes des pattes se tordaient, s'ouvraient, se fermaient frénétiquement, comme cherchant un point d'appui où s'agripper pour reprendre la station droite.
L. Pergaud, De Goupil à Margot,1910, p. 196. 15. Il était d'une ingéniosité extrême à inventer de bizarres accidents nerveux : tantôt, au milieu d'un dîner, il était pris de tremblements convulsifs, il renversait son verre ou cassait son assiette; tantôt, montant un escalier, sa main s'agrippait à la rampe; ses doigts se crispaient; il prétendait qu'il ne pouvait plus les rouvrir...
R. Rolland, Jean-Christophe,La Nouvelle journée, 1912, p. 1522. 2. Au fig. [Le suj. désigne une pers. ou un être personnifié; le compl. désigne un inanimé abstr.] :
16. L'obstacle peut être un fait rencontré dans la vie réelle, il peut être un souvenir perturbateur qui s'agrippe à la mémoire, une idée qui tourmente l'esprit.
E. Mounier, Traité du caractère,1946, p. 437. 17. « ... quand l'heure de l'inévitable départ aura sonné, notre mépris pour ceux qui s'agrippent vainement à l'existence éclatera dans ce beau chant : ah! que dignement nous avons vécu! »
A. Camus, L'Homme révolté,1951, p. 48. 18. ... j'aurais tout de même souhaité m'agripper à une preuve irréfutable; ...
S. de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée,1958, p. 137. − Par métaph. [Le suj. désigne un être personnifié] :
19. À une cadence rapide, les lames sèches s'abattaient contre les galets. Si elles ne montraient pas la brutalité de la mer contre les récifs, leur cadence obsédait le corps non moins que l'envergure de leur course. Abattues, elles s'agrippaient contre les galets, elles s'appuyaient sur les galets, elles glissaient, elles montaient toujours, toujours...
H. Queffélec, Un Recteur de l'île de Sein,1944, p. 123. B.− Emploi abs. [Le suj. désigne une pers. ou une partie du corps hum. en partic. les mains] :
20. Des creux faits par des pieds obstinés qui s'enfoncent et refusent de lâcher, des traces de coudes et de mains, de griffes d'hommes qui se ramassent, s'accrochent et s'agrippent et qui, pelotonnés dans un dernier trou, tirent ainsi leur dernière balle en poussant leur dernier soupir.
R. Benjamin, Gaspard,1915, p. 55. 21. Comme un noyé qui cherche à s'agripper, il était anxieux de se retenir à quelque acte que ce fût; c'est ainsi qu'il saisit à la hâte un petit instrument qui lui servait à se couper les ongles, et se coupa les ongles.
H. de Montherlant, Les Célibataires,1934, p. 887. − Spéc., arg. ,,Se prendre aux cheveux avec quelqu'un.`` (A. Delvau, Dict. de la langue verte, 1866, p. 5). ,,Même sens qu'agricher (...) en venir aux mains.`` (France 1907). Prononc. ET ORTH. − 1. Forme phon. : [agʀipe], (j', je m') [agʀip]. Enq. : /agʀip/. Conjug. parler. − Rem. Fér. Crit. t. 1 1787 écrit agripper ou agriper. 2. Dér. et composés : agrippant, agrippement, agrippe-rossignols. Cf. gripper. Étymol. ET HIST. − 1. Ca 1200 agriper « arracher à » (H. Andresen, Eine altfranzösische Bearbeitung biblischer Stoffe, Halle, 1916, d'apr. FEW t. 16 s.v. *grîpan, p. 74); 2. a) apr. 1350? « saisir vivement » [ici, par image] (Epitaphe de Phelippe d'Austrice ds Gdf. Compl. : La mort qui tout agrippe, point et pince); b) ca 1426 « id. » (Arch. Nord, B 17639 dossier La Gorgne : Il doubte, se il venoit ung receveur qui fust une peu egre [pressé, avide] d'agripper largement, qu'il ne voulsist poursievir iceulx heritages en disant qu'ilz debveroient aucuns arrerages); c) 1460-1470 « id. » (Mystère des Actes des apôtres, vol. 2, fo204a ds Gdf. Compl. : Or sus donc qu'on les agrippe, Et les menons vistement la). Agripper verbe trans. est qualifié de terme pop. ou fam. dep. Fur. 1690; d'où 3. arg. a) 1752 « dérober » (Le Roux : Agriper. Pour prendre à l'improviste, subtilement, avec finesse, en cachette. Signifie aussi filouter, voler, dérober adroitement...); b) 1808 « id. » (D'Hautel, Dict. du bas-langage : Agripper. Synonyme d'Acciper, prendre à la dérobée, avec finesse et subtilité tout ce qui se trouve sous la main...); 4. entre 1599 et 1605 « être accroché » (Ph. de Marnix, Differ. de la Relig., II, i, 7 ds Hug. : Ils y rencontrent tant de hannicrochements, tant d'espines... qu'à chasque pas ils y demeurent agrippez comme un pendart à la corde); 5. pronom. 1721 « s'accrocher » a) fig. (Saint-Simon, Mémoires ds Dict. hist. Ac. fr. t. 2 1884 : Il − Bourgck − quitta l'Espagne peu après mon retour, et s'en vint à Paris, où je le vis assez souvent, et où il ne put s'agripper à rien); b) av. 1746 « id. » (M. de Thémiseul ds Trév. 1752 : Le Mousquetaire habile à déguerpir, Saute par la fenêtre, ouvre et s'agrippe : en somme, S'élance comme il peut en bas Et tombe dessus un pauvre homme).
Dér. de gripper* [ca 1405]; préf. a-1*. Les gloses dès le xes. connaissent un lat. médiév. agrippare « tâter, palper » : anagrip : agrippare carnem feminae cum manu ds CGL t. 5 1894, p. 491, glose à l'édit de Rotharis, roi des Langobards. Agripper et gripper remontant à un étymon a. b.-frq., on peut s'étonner de la date tardive d'apparition de ces mots dans la lang. littér. Une des causes en est peut-être l'existence en a. fr. des mots de même sens, agrapper* et graper. Il n'est pas nécessaire de recourir au m. néerl. aengripen [« saisir »] (Verdam 1964) comme le fait Valkh. 1931, p. 152. Voir aussi agrafer, agrapper, agriffer. STAT. − Fréq. abs. litt. : 164. BBG. − Bailly (R.) 1969 [1946]. − Bar 1960. − Bél. 1957. − Bénac 1956. − Boiss.8. − Bruant 1901. − Goug. Lang. pop. 1929, p. 173. − Le Roux 1752 (s.v. agriper). − Thomas 1956. − Timm. 1892. |