| ABSTENTION, subst. fém. Acte ou attitude d'une pers. s'interdisant volontairement d'user de qqc. ou de faire qqc. [Avec un compl. de n. gén. introd. par la prép. de ou sans compl.] .A.− Attitude d'une personne s'interdisant la jouissance que pourrait lui procurer une chose, une valeur, une habitude, etc. : 1. M. Pavillon, cet homme hautement éclairé jusqu'en ses étroitesses, ne prescrivit pas seulement au prince les jeûnes, les prières, l'abstention du théâtre, d'assister à la messe à genoux (humiliation bien sensible), il ne lui permit pas seulement le cilice et la discipline dont l'apprenti pénitent était avide et qui ne sont que la partie grossière du châtiment : il exigea par degrés les restitutions intelligentes, efficaces, les réparations des rapines, des dévastations et aussi des scandales.
Ch.-A. Sainte-Beuve, Port-Royal,t. 4, 1859, p. 425. 2. Tu peux agir davantage, non par intérêt, mais par soumission. Obéir, non à ton goût, mais à la pure notion du bien, est une forme d'héroïsme encore à ton usage. Et sortir de tous les provisoires à la fois, te déterminer, choisir, sera de l'obéissance, une victoire remportée sur toi-même, une offrande faite à Dieu. L'abstention n'est pas tant du renoncement que de la mollesse. Le plus vrai renoncement, c'est le renoncement à ses aises, à ses habitudes, à ses défauts. Il n'y a de méritoire que le sacrifice.
H.-F. Amiel, Journal intime,27 nov. 1866, p. 525. 3. ... utiliser les eaux filtrées et faire abstention de fruits et de légumes crus, mal lavés; ...
Brumpt, Précis de parasitologie,1910, p. 362. 4. Anne se penchait parfois légèrement en avant pour l'écouter. Il l'avait fixée dès les premiers moments, d'une avidité enregistreuse et désespérée, s'abreuvant pour toute la promenade à une coupe qu'ensuite on lui eût enlevée. Entre l'abstention et la voracité, un moyen terme viendrait bien, il ne savait comment encore. Cette image de pâleur rosée, précise s'il osait vouloir, lui suffirait dans l'intervalle.
J. Malègue, Augustin ou le Maître est là,t. 2, 1933, p. 125. Rem. Lorsque l'abstention porte sur des aliments gras dont on se prive pour des motifs relig. de salut (et parfois, p. ext., méd. de santé) elle porte le n. d'abstinence *. B.− Refus d'agir ou de participer à une action, d'y intervenir : 5. Le catholicisme gallican a toujours été occupé à se débarrasser et à se garantir de quelque chose : c'est ainsi qu'il a rejeté successivement le protestantisme, le jansénisme et le jésuitisme. Mais de cette habitude même de retranchement et d'abstention, il lui était resté un fond de tempérament plutôt janséniste.
Ch.-A. Sainte-Beuve, Port-Royal,t. 4, 1859, p. 225. 6. Le problème moral de l'action et de la destinée humaine n'existe pas, disait-on, et le résoudre, à ce qu'il semblait, c'est le supprimer. Mais voilà que, pensant y échapper, on le pose tout entier. On ne peut, car on ne veut pas se dispenser d'être et d'agir; pas plus que l'abstention métaphysique, l'abdication morale n'est possible ni franche.
M. Blondel, L'Action,1893, p. 21. 7. Il ne suffit (...) pas que les sentiments soient forts, il faut qu'ils soient précis. En effet, chacun d'eux est relatif à une pratique très définie. Cette pratique peut être simple ou complexe, positive ou négative, c'est-à-dire consister dans une action ou une abstention, mais elle est toujours déterminée.
É. Durkheim, De la Division du travail social,1893, p. 45. 8. ... aucune ne fit allusion − (par une maladroite adresse) − à son abstention de deux dimanches au culte. Anna se dit souffrante, parla de ses occupations. Les visiteuses l'écoutaient, attentives, approuvaient : Anna savait qu'elles n'en croyaient pas un mot.
R. Rolland, Jean-Christophe,Le Buisson ardent, 1911, p. 1389. 9. ... en raison (...) de l'abstention opératoire, aucun succès n'a encore été enregistré...
Dopter ds(F. Widal, P.-J. Teissier, G. H. Roger, Nouveau traité de médecine,fasc. 3, 1920-1924, p. 352). 10. Tu n'es pas venu. Je ne t'en fais pas reproche. Il me semble même comprendre toutes les raisons de ton absence et de ton abstention.
G. Duhamel, Chronique des Pasquier,Les Maîtres, 1937, p. 258. − En partic. Attitude d'une pers. s'interdisant de se prononcer, de prendre parti : 11. M. de Marelle n'a pas d'opinion en cette matière. Il n'a que des ... que des abstentions.
G. de Maupassant, Bel ami,1885, p. 83. C.− DR. Non-exercice d'un droit ou d'une fonction. Stylistique − Abstenir, abstention. Mots très anc. dans la lang. qui connaissent à l'époque mod. une ext. nouv. (surtout abstention). Forte vitalité de ces 2 termes, surtout lorsqu'ils désignent le refus d'accomplir une action. Dans le domaine du dr., ces termes restent très vivants en pol. pour désigner le refus de prendre part à un vote. (S'abstenir et abstention appartiennent à un niveau de lang. plus élevé que leurs synon. renoncer, renonciation; se priver, privation; se passer de, etc.). Ces mots peuvent prendre dans certains emplois une coloration : a) méliorative : le fait de s'interdire une chose par un renoncement volontaire et mûrement réfléchi est considéré comme un acte vertueux. Cf. les maximes héritées du stoïcisme : « abstiens-toi » (Zénon), « supporte et abstiens-toi » (Épictère), de l'épicurisme : « s'abstenir pour jouir, c'est l'épicurisme de la raison », de la sagesse populaire : « dans le doute, abstiens-toi », etc. Il peut en être de même en pol., lorsque l'abstention est considérée comme un acte positif (cf. abstention, sém., ex. 12), ou, dans d'autres domaines, par un besoin d'indépendance, de solitude (cf. s'abstenir, sém., ex. 2); b) plus rarement dépréciative, lorsque p. ex. l'abstention est considérée comme une preuve de mollesse, un « calcul de tranquillité », une marque d'indifférence ou de lâcheté, etc. (cf. s'abstenir, sém., ex. 21, abstention, sém., ex. 2, 6).1. [L'abstention peut être licite] a) Abstention des électeurs. Pratique par laquelle un électeur renonce à l'exercice du dr. de suffrage : 12. ... nous avons dû sacrifier nos impatiences aventureuses aux décisions formelles d'une auguste volonté. Tels sont les motifs au moins de notre abstention personnelle dans une circonscription où, sur vingt mille électeurs, mon seul adversaire n'obtient que trois mille voix. Mais si le roi s'est plu, pour un instant, à inviter au silence d'inébranlables dévouements, c'est qu'il est certain d'avoir à les utiliser bientôt pour une victoire décisive.
P.-A.-M. de Villiers de L'Isle-Adam, Correspondance générale,t. 2, 1881, p. 10. 13. Il me parle de la beauté du suffrage universel ou, tout au moins, de son unité, me blâmant fort de mon système d'abstention.
L. Bloy, Journal,1899, p. 359. b) Abstention de vote. Pratique par laquelle un membre d'une assemblée délibérante renonce à voter : 14. La chambre épouvantée renversa le ministère Visire à une énorme majorité (huit cent quatorze voix contre sept et vingt-huit abstentions).
A. France, L'Île des pingouins,1908, p. 390. 15. Hier après-midi la commission politique avait décidé par 53 voix contre 5 (bloc soviétique) et 2 abstentions (Inde et Argentine) de renvoyer pour étude complémentaire à la commission du désarmement toute la partie du plan de M. Vychinski relative à l'interdiction et au contrôle simultané des armes atomiques.
Le Monde,19 janv. 1952, p. 2, col. 5. Rem. La pratique devient un acte lorsque l'abstention est motivée ou déclarée. c) Abstention d'héritier. Renonciation tacite d'un héritier à une succession. Acte par lequel un héritier nommé laisse la succession aux héritiers naturels (Ac. 1798). 2. [L'abstention peut être ordonnée ou interdite par la loi] − Abstention de juge, dans le 1ercas ordonnée, dans le 2ecas interdite par la loi : ♦ Fait, pour un juge, de ne pas prendre part, soit à un procès, parce qu'il se sait obj. possible de récusation, soit seulement à un jugement, parce que le jugement doit être rendu par un nombre pair de magistrats et que le juge occupe la dernière place du tableau avec un numéro impair; ♦ Refus par un juge de juger une cause sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, de répondre les requêtes, ou négligence à juger les affaires en état et en tour d'être jugées (Cap. 1936). − DR. PÉNAL. Abstention délictueuse, délit d'abstention. L'abstention de faire certains actes imposés par la loi peut constituer une infraction pénale punissable (Cap.1936) : 16. « Suivant toutes les apparences, le droit attique n'avait pas défini nettement les crimes et les délits qui devaient être qualifiées d'α
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α, de telle sorte qu'une large place était laissée à l'appréciation du juge. » Cependant, la liste en était certainement moins longue que dans le droit hébraïque. De plus, ce sont tous ou presque tous des délits d'action, non d'abstention.
É. Durkheim, De la Division du travail social,1893, p. 133. Rem. Le terme délit d'abstention opposé à délit d'action, bien que s'appliquant dans cet ex. au dr. attique, est empl. dans son sens jur. gén. 3. En DR. ANC. a) DR. ROMAIN. Bénéfice d'abstention. ,,Bénéfice qui préserve de toute action, de la part des créanciers d'une succession, l'héritier qui ne s'est pas immiscé dans l'hérédité paternelle.`` (Besch. 1845) : 17. Le bénéfice d'inventaire et le bénéfice d'abstention ne sont pas admis pour le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le droit romain.
N.-D. Fustel de Coulanges, La Cité antique,1864, p. 85. b) ANC. JURISPR. Abstention de lieu. ,,Punition non infamante qu'on infligeait autrefois en cas d'offense contre les gens d'un certain rang : elle avait pour objet de soustraire l'offensé aux violences de l'offensant, par l'éloignement de celui-ci pour un temps fixé.`` (Ac. Compl. 1842). Prononc. : [ab̭stãsjɔ
̃]. Étymol. − Corresp. rom. : ital. astensióne; cat. abstenció.
I.− Astensïun, 1160 synon. de abstinence, terme relig. (Wace, Rou, éd. Andresen, II, 2344 ds T.-L. : E il si firent faire par tut processïuns, Almosnes e jëunes e granz astensïuns).
II.− Abstention. 1. 1630 « renonciation (à un héritage) » terme jur. (Cout. Bouchault ds Nouv. cout. gén., I, 799, col. 1 : Le survivant ou la survivante ne peut profiter du rapport ni de l'abstention, mais les héritiers seuls); 1848 « action de s'interdire l'exercice d'une fonction » (en parlant d'un juge) terme jur. (de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, p. 604 éd. Garnier : Eh! il fallait ne pas l'interroger, s'écria Monsieur De Granville, il est si facile de rendre service par une abstention!); 2. 1863 terme pol. (Littré s.v. : Action de s'abstenir dans l'exercice d'une fonction, d'un droit. L'abstention ... de ces électeurs dans l'élection).
Empr. au b. lat. abstentio dep. Hilaire (In Psalm., 1, 11 ds TLL s.v. : abstentio vitiorum); cf. avec I (August., Épist., 196, 1, 3 ibid. : a quibusdam escis abstentio); pas d'ex. d'emploi absolu. Il reflet sém. du lat. abstinere : cf. avec II 1, av. 195, Scaevola, Digest., 36, 1, 81, ds TLL s.v., 194, 11 : abstinetur paterna hereditate; emploi absolu, Scaevola, ibid. 12, 6, 61; pas d'emploi pol. analogue à II 2; astensïum, forme semi-sav., abstention forme sav.
HIST. − À l'orig., terme du vocab. relig. qui a concurrencé abstinence (cf. DG et inf. I). En tant que terme jur. apparu au xvies., le mot a subsisté avec de nombreuses accept. (abstention d'héritier, de juge, etc.). N'est entré dans la lang. commune qu'au xixes.
I.− Disparition av. 1789. − « Abstinence » attesté pour la 1refois en 1160 (cf. étymol. I) et mentionné par DG comme terme d'a. fr.
II.− Hist. des sens attestés dep. 1789. − A.− 1resapparitions du mot avec diverses accept. dans la lang. commune. 1. Sém. A, 1reattest. 1859 (cf. ex. 1). 2. Sém. (ex. 11), 1reattest. 1885. 3. Sém. B, 1reattest. 1855 ds G. Sand, Hist. de ma vie. B.− Dans la lang. du dr. 1. Sém. C 1 a et b, cf. déf. donnée par étymol. in fine d'apr. Littré. 2. Sém. C 1 c, attesté pour la 1refois en 1630 (cf. étymol. II, 1). Trév. 1771 distingue 2 opérations : l'abstention et la renonciation : On entend par abstension, l'omission que fait un héritier en collatérale. Ainsi la succession en directe doit se répudier par une renonciation expresse; mais la seule abstension suffit pour la succession en collatérale. 3. Sém. C 2, attesté pour la 1refois en 1835 : T. de procédure. Acte par lequel un juge s'abstient, se récuse lui-même. Ac. 1835. 4. Sém. C 2 ex. 16, 1reattest. 1893. C.− En dr. anc., désigne un usage actuell. disparu; le mot survit dans des dict. ou des ouvrages à caractère hist. 1. Sém. C 3 a, 1reattest. 1771 : ... chez les Romains, bénéfice que les enfans obtenaient du prêteur, en vertu duquel ils abandonnaient les biens de leur père, dont ils étaient réputés propriétaires par le droit civil; de sorte que par le moyen de l'abstension, ils n'étaient nullement censés héritiers, du moins par le droit prétorien. Trév. 1771. 2. Sém. C 3 b, 1reattest. 1842. STAT. − Fréq. abs. litt. : 151. BBG. − Barr. 1967. − Dupin-Lab. 1846. − Réau-Rond. 1951. − St-Edme t. 1 1824. |