| ABSTENIR (S'), verbe pronom. [En parlant d'une pers.] S'interdire volontairement, comme en restant à l'écart, d'user de qqc. ou de qqn, d'entreprendre une action ou d'y participer. I.− [Avec un compl. introd. par la prép. de] A.− [Le compl. est un subst.] S'interdire la jouissance que pourrait procurer une chose, une valeur, une personne. 1. [Le compl. est un n. de chose concr.] :
1. Eh! Mon Dieu, s'il fallait s'abstenir de tout livre qui n'est pas parfaitement pur, autant vaudrait renoncer à toute lecture; ...
M. de Guérin, Correspondance,1833, p. 90. 2. Degas s'abstint des Salons. (...) Soucieux avant tout d'indépendance et de solitude, il s'isola.
C. Mauclair, Les Maîtres de l'impressionnisme,1904, p. 86. 3. « Les sénéchaux, baillis ou autres officiers ne proféreront aucune parole impie contre Dieu, la Vierge et les Saints; et ils s'abstiendront du jeu de dés, des mauvais lieux et des tavernes... »
E. Faral, La Vie quotidienne au temps de Saint Louis,1942, p. 206. − [En partic. un n. désignant une nourriture, une boisson] :
4. L'usage fréquent de l'eau-de-vie est incomparablement plus dangereux; elle abrutit tous les sens. (...) Elle nuit sans doute aussi à la propagation du peuple chez plusieurs nations de l'Europe : on devrait donc s'en abstenir entièrement. Quant au vin, il ne doit être employé pour les enfants que comme remède. Pris avec modération par les hommes, il peut entrer parmi leurs aliments, comme une boisson bienfaisante et cordiale.
J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature,1814, p. 128. 5. ... j'ai pris (...) la résolution de m'abstenir momentanément de thé, et même j'avais commencé par renoncer aussi à la pipe; mais de mener conjointement ces deux abstentions m'envoyait droit au néant, et il m'est déjà suffisamment difficile de vivre du tout sans thé, pour que je n'ajoute pas l'autre privation.
Ch. Du Bos, Journal,juin 1927, p. 294. 2. [Le compl. désigne une chose abstr., une habitude bonne ou mauvaise] :
6. Je te rends grâces, mon cher ami, de renoncer au projet de parler à M. de Guibert. Tu verras, en y réfléchissant, que tu as le double avantage de me faire beaucoup de plaisir, et de t'abstenir d'une démarche toujours inutile, quelquefois ridicule, et souvent dangereuse.
G. de Staël, Correspondance générale,Lettres de jeunesse (1778-1789) 1787, p. 191. 7. Les vertus religieuses ont des ailes, elles sont passionnées. Non contentes de s'abstenir du mal, elles veulent faire le bien : ...
F.-R. de Chateaubriand, Génie du Christianisme,t. 1, 1803, p. 362. 8. ... la Sulmerre aimait à vivre avec honneur et ne se pouvait abstenir de la gloire du monde.
O.-V. Milosz, L'Amoureuse initiation,1910, p. 178. 3. [Le compl. est un n. de pers.] :
9. M. d'Aiguillon, dans le temps qu'il avait Madame Dubarry, prit ailleurs une galanterie : il se crut perdu, s'imaginant l'avoir donnée à la comtesse; heureusement il n'en était rien. Pendant le traitement, qui lui paraissait très long et qui l'obligeait à s'abstenir de Madame Dubarry, il disait au médecin : « Ceci me perdra, si vous ne me dépêchez. »
S. Chamfort, Caractères et anecdotes,1794, p. 124. B.− [Le compl. est un verbe à l'inf.] S'interdire d'entreprendre une action, ou d'y participer. En partic. S'interdire de se prononcer, de prendre parti, de « s'engager » : 10. Bien que je fusse spécialement invité au centenaire de Voltaire, je me suis abstenu d'assister à cette « petite fête de famille » à cause des gens avec lesquels je me serais trouvé.
G. Flaubert, Correspondance,1878, p. 122. 11. De même qu'ils ne votaient pas, ils s'abstenaient de prendre parti en art; ils ne lisaient pas les livres, qui les choquaient; ils n'allaient pas au théâtre, qui les dégoûtait; ...
R. Rolland, Jean-Christophe,Dans la maison, 1909, p. 995. 12. ... c'était ce qui m'était en effet arrivé avec Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter, non pas une souffrance, mais une corvée.
M. Proust, À la recherche du temps perdu,La Prisonnière, 1922, p. 355. 13. Si ce qui arrive en tant que nécessaire est par cela même bon, je dois m'abstenir de rien demander; je dois me borner à attendre les événements puisque je puis être sûr que ces événements seront en eux-mêmes bons (quelqu'immédiatement fâcheux qu'ils puissent être pour moi); ...
G. Marcel, Journal métaphysique,1914, p. 89. Rem. Certains emplois où le compl. d'obj. est un subst. abstr. peuvent être interprétés comme des brachylogies avec ell. du verbe faire : s'abstenir d'une démarche (ex. 6) = - de faire une démarche; s'abstenir du mal (ex. 7) = - de faire le mal (opposé à faire le bien); d'où l'expr. usuelle : s'abstenir de tout commentaire = - de faire un commentaire. II.− [Sans compl. introd. par la prép. de] A.− Se priver d'une jouissance : 14. Le plus grand des biens est la volupté des sens; l'art le plus nécessaire au bonheur est de savoir jouir, et de savoir s'abstenir pour jouir mieux et plus long-temps.
G. Sénac de Meilhan, L'Émigré,1797, p. 1846. 15. Cette terre (...) est pleine d'inconnus qui t'ont précédé; qu'ils fussent vils ou magnanimes, solitaires ou distingués par un bel amour, ils gisent maintenant et leur jour a passé; ce n'est plus pour eux le moment de prendre leur plaisir : pauvres bêtas s'ils l'ont négligé! Mais d'autre part qu'ils se soient abstenus ou gorgés, qu'en ont-ils de plus aujourd'hui?
M. Barrès, Mes cahiers,t. 4, 1906, p. 228. B.− Renoncer à intervenir dans une action, refuser de s'engager. Renoncer à prendre parti dans un débat (cf. le proverbe dans le doute abstiens-toi). En partic. S'interdire de prendre part à une délibération ou à un vote (ex. 18) : 16. ... il vénère ou méprise, fait ou s'abstient, chérit ou déteste, selon les lieux qu'il habite, les hommes qu'il a connus, les humeurs qui dominent en lui; ...
E. de Sénancour, Rêveries,1799, p. 108. 17. Je ne vais nulle part, ne vois personne et ne suis vu de personne. Le commissaire de police ignore mon existence; je voudrais qu'elle le fût encore beaucoup plus. Comme dit le sage ancien : « Cache ta vie et abstiens-toi ».
G. Flaubert, Correspondance,1841, p. 89. 18. Il y a chez moi une aversion telle de la politique qu'aujourd'hui où c'est vraiment un devoir de voter, je m'abstiens... J'aurais passé toute ma vie sans avoir voté une seule fois.
E. et J. de Goncourt, Journal,11 oct. 1877, p. 1203. 19. Le train siffla une autre fois. Bénin attendit une réponse à ce cri qui interrogeait. L'univers s'abstint. Le train était seul ici-bas, et Bénin, dans le train, était seul. Situation aussi navrante que celle de Dieu lui-même.
J. Romains, Les Copains,1913, p. 92. 20. ... jusqu'à présent je n'ai jamais su que m'abstenir ou me jeter dans chaque chose à corps perdu ...
Ch. Du Bos, Journal,mars 1925, p. 325. 21. Nous vivons dans un temps où les philosophes s'abstiennent. Ils vivent dans un état de scandaleuse absence.
P. Nizan, Les Chiens de garde,1932, p. 53. III.− DROIT A.− ,,S'abstenir se dit d'un juge qui ne veut pas coopérer à une affaire, parce qu'il trouve en lui-même des motifs de conscience qui s'y opposent.`` (Besch. 1845). B.− S'abstenir se dit aussi d'un héritier. Cet héritier s'est abstenu (de la succession), il n'a point fait acte d'héritier. Rem. Pourrait être rangée ici l'abstention de vote signalée sous II B (ex. 18). Cf. abstention. Prononc. ET ORTH. − 1. Forme phon. : [ab̭stəni:ʀ], je m'abstiens [ab̭stjε
̃]. Enq. : /apstiẽ, apstən, apstie2n, apstiẽd/. Conjug. tenir; inf. /apstəniʀ/; part. /apstənã, apstəny/. 2. Dér. et composés : abstenant, abstention, abstentionnisme, abstentionniste, abstentionnite. Cf. tenir. 3. Conjug. − Abstenir se conjugue comme tenir, mais les temps composés prennent l'auxil. être (cf. Grev. Orth. 1962, p. 71). 4. Hist. − En ce qui concerne la constr. et la forme de ce verbe, Littré remarque : ,,Le verbe veut la prép. de, soit avec un subst., soit avec un infinitif. Le participe s'accorde avec le sujet : il s'est abstenu, elle s'est abstenue; ils se sont abstenus, elles se sont abstenues.`` Étymol. − Corresp. rom. : a. prov. abstener, abstenir, estener; n. prov. (s')asteni; esp., roum. abstener; cat. abstiner; ital. astenére;
I.− Réfl. − A.− 1. Mil. xies. sei astenir de + inf. « se retenir de (+ inf.) » (St Alexis, éd. Paris et Pannier, 45 b ds T.-L. : Plorent si oil, ne s'en pot astenir); 2. 1160-70 sei astenir de + subst. « se retenir de commettre (qqc.) » (Rou, éd. Andresen, II, 1723 ds Keller, Ét. vocab. Wace, 150 b : Les pechiez que faiz ai voldreie espaneïr, Kar hom ki vit el siecle ne se puet astenir De pechiez). B.− Emploi sans compl. 1204 « se priver volontairement des biens de ce monde » (Renclus, Carité, éd. van Hamel, 214, 16 : Vous, rike home, ki alaitiés Les Deliches et les daintiés, Astenés si com Job s'astint).
II.− Non réfl. − Emploi absolu, 1204, voir sup.; 2emoitié xiiie« se priver volontairement des plaisirs de la chair » (Rutebeuf, éd. Jubinal, II, 376 ds T.-L. : C'est grans enuis en verité D'astenir en vo joventé. Por coi n'usés vos des pucelles).
Empr. au lat. abstinere, dep. Plaute dans emploi I A 1 (+ subst.) : Amphitr., 926 ds TLL s.v., 194, 26 : quando factis me impudicis abstini (à noter que constr. avec inf. n'a lieu qu'avec abstinere intrans. : Plaute, Curcul., 180 ibid., 197, 29 : dum mi abstineant invidere). Emploi I B dep. Varron, Res rusticae, 2, 9, 10 ibid., 194, 55 au sens « se priver de nourriture »; lat. médiév. ds Capit. reg. Franc., 16, 2 ds Mittellat. W. s.v., 59, 34 au sens de « se priver des plaisirs de la chair ». Emploi II dep. Celse, 1, 3 ds TLL, 197, 50 au sens de « se priver de nourriture »; lat. médiév. ds Capit. reg. Franc. ds Mittellat. W. s.v., 59, 65 au sens de « se priver des plaisirs de la chair ». Astenir, forme semi-sav., abstenir (1erquart xives. Perce-forest), réfection étymol., les 2 formes ayant subi influence de tenir (voir ce mot); désinence région. -oir, Rom. d'Alex., 306, 15 ds T.-L. Cf. dér. préf. de tenir : soi atenir (xii-xiiies.) « s'abstenir se retenir ».
HIST. − Mot porteur d'une not. fondamentale du vocab. stoïcien (sustine et abstine) et chrét. dont le contenu sém. s'est réparti entre les 2 subst. correspondants abstention et abstinence. Par delà une multiplicité d'emplois déjà anc. et une multiplicité de constr. elle aussi anc. mais qui s'est réduite à 2 constr. actuelles (réfl. avec régime ou réfl. pris abs.) la valeur originelle de « (se) tenir à l'écart » se retrouve partout.
I.− Disparitions av. 1789. − Elles touchent plus à la constr. gramm. qu'au sens. A.− Empl. trans. 1. « Tenir éloigné », 1reet unique attest. au xvies. : Mais plaindre ce beau poil qu'au lieu de le retordre Elle laisse empestrer sans ornement, sans ordre, Sans presque en abstenir les sacrilèges mains. Jodelle, Didon, IV (Hug.). 2. « Retenir, contenir » 1reattest. xvies. : [Mon pere] A peine scent abstenir son courage Que de ses mains ne fist sur moy outrage. O. de St Gelays et Ch. Fontaine, trad. des Heroïdes d'Ovide, 11 (Hug.). B.− Emploi absolu. 1. Dans l'expr. sans astenir « sans cesser » : Chis Gilbert, conte de Duras, avoit adont desier de Saint Tron degasteir et honeir, et l'avoit gueroieit lonc temps sens abstenir. J. d'Outremeuse, IV, 342 (Gdf.). 2. « Se priver volontairement de certains plaisirs », unique attest. en 1204 (cf. étymol. II). Il s'agit d'un cas partic. à rapprocher du cas gén. étudié inf. sous II.
II.− Hist. des sens et emplois attestés apr. 1789. − A.− Sém. IB (régime inf.) − 1reattest. mil. xies. (cf. étymol. I A 1). − Début xiies. : Carles se pasmet, ne s'en pout astenir. Rol., 2891 (Gdf.). − xiiies. : Adonc [il] plore et gamente [« lamente »], ne s'en puet astenir. Chanson d'Antioche V, 450 (Littré et Gdf. s.v. gaimenter). − xive, xves. : Aucuns soulent soi abstenir de mal faire. Gerson, Plainte au parlem. (Constans, Chrestom., lxvii, II, 41). − xvies. : Ains t'enjoincts pour ta penitence que par trois vendredis consecutifs, si tu n'as de la chair, tu t'astienne d'en manger. Larivey, trad. des Facetieuses Nuicts de Straparole, XIII, 1 (Hug.). − xviies. : Ils doivent s'abstenir de pêcher. Pascal, Lettres 4 (Rich.). − xviiies. : Voilà par quel motif injurieux peut-être, je me suis devant elle abstenu de paraître. Ducis, Lear, II, 4 [1783], (Littré). B.− Sém. I A (régime subst.) − 1reattest. 1160-70 (cf. étymol. I A 2) − xiiies. : Cil qui a moins de XIIII anz se doit attenir des communs offices. Ordin. Tancrei, ms. Salis, fo2a (Gdf.). − xives. : C'est plus fort de soustenir tristeces ou choses tristes que n'est soy abstenir de choses delettables. Oresme, Eth., 89 (Littré). − xves. : Comment il [le roi d'Angleterre] avait si ardemment enaimé par amour la belle et la noble dame Alips, comtesse de Salebrin, qu'il ne s'en pouvait abstenir. Froissart, I, I 191 (Littré). − xvies. : Que tout juge s'abstienne de vin sur le point d'exécuter sa charge. Montaigne, II, 19 (Littré). − xviies. : Quiconque n'avait pas eu soin de se purifier et ne s'était pas abstenu des plaisirs les plus légitimes. Bourdaloue, Pensées, t. III, p. 355 (Littré). − xviiies. : Avare de mon sang, quand je versais le sien, Aux dépens de ses jours [il] s'est abstenu du mien. Crébillon, Rhadamiste et Zénobie, V, 6 (Littré). C.− Sém. II, attesté pour la 1refois ds Ac. 1740 : On le dit quelquefois absolument. Il est plus aisé de s'abstenir, que de se contenir. D.− Sém. III A, attesté pour la 1refois ds Fur. 1701 : Se dit aussi en matière de recusation de Juges : et quand la cour la trouve bien fondée, elle dit, pour adoucir l'expression, que le Juge s'abstiendra, c'est-à-dire, de rapporter le procès, ou d'y opiner. Cf. aussi Trév. 1771 : Se dit aussi d'un juge qui se désiste de la connaissance et du jugement d'une affaire, à cause de la parenté ou de l'alliance au degré prohibé, qui est entre l'une des parties et lui. E.− Sém. III B, attesté pour la 1refois ds Trév. 1752 : Se dit aussi d'un héritier en ligne collatérale, qui déclare par acte passé au greffe, ou pardevant notaires, qu'il s'abstient et n'entend point prendre la qualité d'héritier du défunt. STAT. − Fréq. abs. litt. : 735. Fréq. rel. litt. : xixes. : a) 991, b) 1 468; xxes. : a) 841, b) 986. BBG. − Marcel. 1938. |