| ABOMINATION, subst. fém. I.− Sens propre. Horreur quasi sacrée qu'inspire ce qui est impie, maudit, mal ou monstrueux : 1. « Dans une certaine occasion, disait-il, (Napoléon) et à la suite d'une longue discussion, Corvisart, désireux de me parler pièce en main, eut l'abomination, la scélératesse de m'apporter à Saint-Cloud, dans son mouchoir de poche, un estomac; et cette horrible vue me fit rendre à l'instant même tout ce que j'avais dans le mien. »
E.-D. de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène,t. 1, 1823, p. 1058. 2. « Je donne ainsi au lecteur un léger extrait de mes rêves orientaux, dont le monstrueux théâtre me remplissait toujours d'une telle stupéfaction que l'horreur elle-même y semblait pendant quelque temps absorbée. Mais tôt ou tard se produisait un reflux de sentiments où l'étonnement à son tour était englouti, et qui me livrait non pas tant à la terreur qu'à une sorte de haine et d'abomination pour tout ce que je voyais. »
Ch. Baudelaire, Paradis artificiels,Un Mangeur d'opium, 1860, p. 431. 3. Enfin il se dit qu'il y avait nécessité, que sa destinée était ainsi faite, qu'il n'était pas maître de déranger les arrangements d'en haut, que dans tous les cas il fallait choisir : ou la vertu au dehors et l'abomination au dedans, ou la sainteté au dedans et l'infamie au dehors.
V. Hugo, Les Misérables,t. 1, 1862, p. 281. 4. Ils [ces criminels] frappent leur patrie pour s'en faire obéir. Mais ils succomberont sous l'animadversion, la vitupération, l'indignation, la fureur, l'exécration et l'abomination publiques.
A. France, L'Île des pingouins,1908, p. 278. Rem. Les groupes associatifs enregistrés par le dict. de l'Ac. 1835 avoir en abomination, être en abomination à, sont présents dans la docum. − Plus partic. dans la lang. relig. [En parlant des idoles, ou des êtres qui leur sont assimilés] :
5. Je veux avancer; un exorciste me ferme le chemin. Au même moment, les évêques étendent le bras, et lèvent la main contre moi, en détournant la tête; alors le pontife, d'une voix terrible : « Qu'il soit anathème celui qui souille par ses mœurs la pureté du nom chrétien! Qu'il soit anathème celui qui n'approche plus de l'autel du vrai Dieu! Qu'il soit anathème celui qui voit avec indifférence l'abomination de l'idolâtrie! »
« Tous les évêques s'écrient : Anathème! »
F.-R. de Chateaubriand, Les Martyrs,t. 1, 1810, p. 235. 6. ... cette forêt était pleine de mystère et d'horreur... les habitants ... adoraient... une idole... Ayant appris... les abominations du pays Porcin, il les détesta...
A. France, L'Étui de nacre,Les Légendes des Saintes Oliverie et Liberesse, 1892, p. 45. ♦ Et dans l'expr. biblique l'abomination de la désolation (cf. hist.) : 7. ... au pied de cette roche se tenait un homme que les gens de la caravane insultaient et menaçaient. Les Turcs étaient particulièrement acharnés; les Persans ricanaient et criaient des injures, des Arméniens catholiques levaient les bras au ciel avec des exclamations de douleur et de scandale; plusieurs Juifs branlaient la tête d'un air grave et gémissaient sur la désolation de l'abomination, mais ils ne faisaient pas trop de bruit. Quelques pierres, visant le personnage poursuivi par une animadversion si générale, vinrent rebondir sur la roche.
J.-A. de Gobineau, Nouvelles asiatiques,La Vie de voyage, 1876, p. 309. 8. Ils [les Juifs] accumulèrent pour le désigner [la statue de Jupiter Olympien] les mots les plus sales qu'ils purent; ils l'appelèrent... « la crotte malfaisante », que les Grecs rendirent par bdelygma tês erêmôseôs, « l'abomination de la désolation », selon le latin.
E. Renan, Histoire du peuple d'Israël,t. 4, 1887-1892, p. 313. 9. ... avec le syndicalisme révolutionnaire, plus de discours à placer sur la justice immanente, plus de régime parlementaire à l'usage des intellectuels; − c'est l'abomination de la désolation! Aussi ne faut-il pas s'étonner s'ils parlent de la violence avec tant de colère.
G. Sorel, Réflexions sur la violence,1908, p. 29. II.− Action, conduite ou aspect abominable : 10. Où conduisent les premiers pas de la sagesse? A être effrayé des vices et des abominations qui innondent la terre.
L.-C. de Saint-Martin, L'Homme de désir,1790, p. 385. 11. Cette grande diablesse [Virginie] devait avoir mis sa rancune dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.
− Vous aviez une excuse, continua-t-elle [Gervaise]. On venait de vous faire une saleté, une abomination. Oh! je suis juste, allez! moi, j'aurais pris un couteau.
É. Zola, L'Assommoir,1877, p. 548. 12. ... elle (grand-mère) a un bonnet; pas un bonnet nuageux et charmant comme celui de bonne maman, mais au contraire un gros bonnet lourd, en dentelle noire avec des nœuds bleus, qui l'écrase et lui fait la tête énorme. Une abomination de bonnet!
Gyp, Souvenirs d'une petite fille,t. 1, 1927, p. 16. Rem. 1. Le dict. de l'Ac. 1835 et la docum. donnent des types d'assoc. identiques : c'est une abomination; une des plus grandes abominations qu'on puisse imaginer; commettre des abominations. 2. Autres groupes associatifs : exécrable abomination (G. Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, version 1856, p. 519; M. Barrès, Mes cahiers, t. 9, 1912); sacrilèges abominations (L. Bloy, La Femme pauvre, 1897, p. 164); rageuses abominations (É. Zola, Paris, t. 1, 1897, p. 276); abominations charmantes (G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, 1849, p. 221); abominations rectangulaires (Ch. Baudelaire, Histoires extraordinaires, trad. d'E. Poë, 1857, préf. XI); abominations mauresques (J. Green, Journal, 1935, p. 41). Prononc. : [abɔminasjɔ
̃]. Enq. : /abominasiõ/. Étymol. − Corresp. rom. : a. prov. abhominatio; n. prov. abouminacioun; cat. abominació; ital. abbominazióne.
1. Début xiies. « objet d'aversion » terme relig. ds trad. (Ps. d'Oxford, éd. F. Michel, 87, 8 : poserent mei abominatium à sei); 2. 1205 « action qui inspire l'aversion, l'horreur » terme relig. ds trad. (Péan Gatineau, Vie de Saint Martin 9323, éd. W. Söderhjelm ds T.-L.) : tote abominacion s'esleve par confession; 1remoitié xiiies. « id. » terme relig. (Les quatre Ages de l'homme de Philippe de Novare, éd. M. de Fréville, 4 ds T.-L. : li mal enfant qui font abominacions ont perdue la grace nostre seignor); 3. a) 1remoitié xiiies. « sentiment d'horreur (inspiré par une action) » (Rich. de Fornival, Poissance d'amours, ms. Dijon, fo18 ds Gdf. Compl. : ... Et pour l'abomination ke ses cuers aroit de che dire doit li hom conquerre le compaigne de li aussi com par force); b) post. 1272 « répugnance physique, nausée » (Joinville, St Louis, p. 352, id. Capperonnier ds Gdf. : Les serganz ne pooient ilecques demorer, pour la corruption de l'air et pour la pueur et pour l'abominacion des malades).
Empr. au lat. chrét. abominatio : cf. avec 1 Ps., 87, 9 ds TLL 121, 49 : posuerunt me in abominationem sibi; avec 2 Vulg. Deuteron., 17, 1, ibid., 121, 47 : non immolabis bovem in quo est macula... quia abominatio est domino; avec 3 a Sulpice Sévère, Epist. (dubiae), 2, 6, ibid., 122, 36 : non tantum in malorum actuum abominatione, sed et in bonorum perfectione completur lex; d'où empl. méd. en lat. médiév. (cf. avec 3 b : 1070, Constant., African., Lib. 4, de morbor. cognit. cap. 10 ds Du Cange : cum homo... abominationem patiatur, mali chymi in stomacho esse intelliguntur).
HIST. − Par delà le désordre des sens attestés en discours, il semble que l'étude hist. permette de saisir le travail systématique fait par la lang. dans la création de tous ces sens : le sens 1er(réf. I A) « répugnance physique », « nausée » (provoquée par l'infection, l'ordure, Renan, − cf. sém. ex. 1 −, dira étymologiquement « la crotte ») a engendré le sens « sentiment d'horreur » (réf. II A). C'est de lui que procède, par une sorte de métaph., de transfert du sent. à l'obj. qui le provoque, le sens « objet, action ou personne abominables » (réf. II B). De ce sens II B provient par restriction le sens relig. spéc. « idole » (matériellement) et « culte des idoles » (mor.) (réf. II C). En dépit de la vitalité des sens A, B, C et D (cf. inf. II), − les sens C et D relevant d'ailleurs du domaine exclusivement relig. −, le mot a été senti « obscur ou douteux » dans la lang. postclass., quoiqu'à un degré moindre que abominer. C'est ainsi qu'en vertu de l'éthique qui allait faire de l'homme de lettres un personnage doué d'une compétence universelle, l'abbé Prévost se fabrique de toutes pièces son propre lex. ds Prév. 1755, où il note abomination parmi les mots qu'il se proposait de « retrouver au besoin pour son propre usage » (cf. Brunot t. 6, p. 1173).
I.− Sens entièrement disparus av. 1789. − A.− « répugnance physique, nausée » (cf. étymol. 3 b). − Ce sens est directement issu d'un sens médical de abominatio en lat. médiév. bien attesté ds Du Cange, s.v. abominatio, 1 (cf. étymol. dernier ex. lat.); Du Cange cite encore le fr. : La mente... conforte l'estomac et donne apetit de mangier et oste Abomination. D'où les sens corresp. de abominable (cf. hist. 2) et abo(s)mer (cf. abominer, hist., introd.). Il semble avoir disparu au xves. ou au début du xvies. : L'abomination de la viande augmente la podagre. Arthel. de Alag., Fauc., (Gdf.). − Rem. Le terme lat. est passé tel quel dans la lang. méd. en fr. Besch. 1845 est seul à fournir cette attest. : Abominatio, s.f., mot latin employé en pathologie pour signifier dégoût prononcé, véritable répugnance pour les aliments. B.− « anathème ». − Ce sens est consigné par le seul Besch. 1845 : Abomination signifie anathème et se trouve dans les bulles d'excommunication des papes et des évêques. Bien qu'à la lettre cette consignation soit post. à 1789, il semble que ce sens n'ait plus été vivant apr. cette date et que Besch. 1845 ait pris ce sens ds Du Cange s.v. abominatio 3, qui dit que ces anathèmes étaient lancés contre les déprédateurs des biens ecclésiastiques et que l'on enregistrait dans un livre appelé abominarium les bulles renfermant cette sorte d'anathèmes pour les promulguer en temps utile dans l'Église.
II.− Hist. des sens attestés apr. 1789. − A.− Sém. sens I.− On notera la grande stab. de ce sens apparu dans la 1remoitié du xiiies. (cf. étymol. 3 a) et constamment attesté jusqu'à l'époque actuelle : Les Atheniens eurent en telle abomination ceux qui en avoient esté cause que... Mont., Ess., III, 12, p. 186 (Gdf.). − Cf. encore Rich. 1680, Ac. 1694, Fur. 1701, Ac. 1798, Ac. 1835, Littré, Ac. 1932-35, Rob. Les 2 expr. cour. avoir en abomination, être en abomination sont utilisées de façon permanente par les lexicographes pour illustrer ce sens : Le Seigneur a en abomination les sanguinaires. Arn. (Rich. 1680). Cette ville profane... est en abomination à notre saint prophète. Montesq., Lett. pers. 31 (DG). B.− Sém. sens II.− Comme pour le sens A, la 1redat. qui est à l'orig. d'une remarquable continuité de ce sens jusqu'à notre époque, remonte loin dans le temps : étymol. 1 et 2; puis Cotgr. 1611, Fur. 1690, Ac. 1740, Littré, Rob. Les 3 expr. cour. ci-après se retrouvent régulièrement pour l'illustration du sens : Chose qui est une grande abomination; commettre une abomination; homme qui est une abomination ou abomination de... cf. Ac. 1694; et aussi : Il serait à souhaiter que ces abominations fussent ensevelies dans un éternel oubli. Bourd., Pens., t. III, p. 135 (Littré). J'en repasse dans mon esprit toutes les abominations (de ma vie). Mol., D. Juan, V, 1. − Emploi partic. : abomination de la désolation. L'ex. de Renan cité dans l'art. sém. permet d'abord de préciser comment abomination a pu signifier « idole, idolâtrie » : abomination est le calque du gr. bdelygma, par lequel les Septante rendirent les mots les plus sales dont les Juifs usaient pour désigner les statues des dieux païens; dans bdelygma, il y a bdelussomai/bdeô « exhaler une mauvaise odeur » (cf. lat. pedo). Renan a donc raison de trad. bdelygma/abominatio par « crotte ». Une idole, c'est donc un obj. répugnant (= Du Cange) et cet obj. répugnant, c'est exactement de la « crotte » (= Renan). Le même ex. permet ensuite de comprendre le sens du second terme de l'expr. désolation, et finalement l'expr. tout entière : le lat. desolatio (> fr. désolation) est le calque du gr. erêmôsis, « action de dévaster, de créer le désert ». La désolation dont il s'agit dans l'expr. est donc la malfaisance dévastatrice de l'idole-abomination, ainsi que le suggère la trad. fr. donnée par Renan pour le lat. abominatio desolationis (on trouve aussi exsecratio vastationis) continuant le grec bdelygma tês erêmôseôs, continuant lui-même l'expr. hébraïque. L'expr. veut donc signifier à l'orig. tous les fléaux, toutes les plaies dont sont grosses, pour ceux qui les servent ou seulement s'en approchent, les idoles, les aigles et les enseignes romaines, etc., elles-mêmes assimilées à de la « crotte ». Le sens de cette expr. tirée de l'Écriture sainte est noté pour la 1refois ds Ac. 1762, où il présente le même contenu sém. qu'à notre époque, à savoir « les plus grands excès de l'impiété, la plus grande profanation »; Trév. 1771; Ac. 1798, 1835, 1878; Littré; DG; Ac. 1932-35, Rob. Les citat. les plus anc. proviennent de Bossuet, Hist., II, 9 ds Littré : vous verrez l'abomination de la désolation et de Lemaistre de Sacy, Bible, Matth. XXIV, 15, ds DG : L'abomination de la désolation qui a été prédite par le prophète Daniel. − Ext. dans le domaine fig. et par hyperb. attestée dep. Voltaire, Dict. philos. ds DG, jusqu'au xxes. inclus. STAT. − Fréq. abs. litt. : 358. Fréq. rel. litt. : xixes. : a) 269, b) 754; xxes. : a) 1 152, b) 195. BBG. − Dheilly 1964. − Marcel 1938. − Martin (E.). Que signifie l'expression l'abomination de la désolation? Courrier (Le) de Vaugelas. 1869, t. 2, no1. |