| JOUIR, verbe I. − Avoir du plaisir. A. − Qqn jouit de qqc. 1. [Le compl. prép. désigne qqc. qui est ressenti par le sujet comme étant agréable] Éprouver de la joie, du plaisir, un état de bien-être physique et moral procuré par quelque chose. Synon. goûter, profiter de, se réjouir de, savourer.Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle beauté que l'on découvre dans ce qu'on aime? C'est que chaque nouvelle beauté vous donne la satisfaction pleine et entière d'un désir (Stendhal, Amour,1822, p. 31).Sa versification [de François Coppée] est un enchantement. On jouit du choix des mots, de la recherche des tours, de telle coupe qui alanguit à dessein la marche du vers. On jouit de telle rime rare ou jolie (Lemaitre, Contemp.,1885, p. 88).Je n'avais pas fait dire mon nom, j'étais impatient de jouir de sa surprise et de sa joie (Proust, Guermantes 1,1920, p. 71).Il faisait encore jour, mais déjà crépusculairement; avec une bonne petite moyenne au thermomètre, ça vous donnait l'envie de jouir du beau temps sans causer (Queneau,Pierrot,1942,p. 8). : 1. Le secret pour être heureux c'est de savoir jouir à table, au lit, d'être debout, d'être assis, jouir du plus proche rayon de soleil, du plus mince paysage, c'est-à-dire aimer tout : de sorte que pour être heureux, il faut déjà l'être...
Flaub., Souv.,1841, p. 54. − Vieilli. Jouir de son reste. Profiter de quelque chose d'avantageux que l'on va perdre. Cet homme doit avoir été souvent malade, il jouit de son reste. Dans trois ans, ce sera un homme fini (Balzac, Paix mén.,1830, p. 338).À mon âge (...) l'amour est devenu une habitude d'infirme, c'est un pansement de l'âme, qui ne battant plus que d'une aile s'envole moins dans l'idéal (...), je sens très bien que je n'ai pas de temps à perdre pour jouir de mon reste (Maupass., Fort comme la mort,1889, p. 200). Rem. Le compl. désigne qqf. un état désavantageux, pénible, qui peut ou non être ressenti comme satisfaisant pour le sujet. Elle jouissait durement et jusqu'à la plus aiguë douleur de tous leurs gestes surpris (Noailles, Nouv. espér., 1903, p. 140). Agathe jouissait d'être victime parce qu'elle sentait cette chambre pleine d'une électricité d'amour dont les secousses les plus brutales demeureraient inoffensives et dont le parfum d'ozone vivifiait (Cocteau, Enf. terr., 1929, p. 110). Elles avaient peur de lui et jouissaient délicieusement d'avoir peur (Maurois, Byron, t. 1, 1930, p. 221). SYNT. Jouir de l'instant, du présent, de ses passions, (pleinement, avec délice) d'un plaisir, d'un spectacle, de son triomphe, de sa victoire, de la vie, de la beauté de qqc.; jouir de l'affliction, de la détresse, de l'embarras, de la misère de qqn. − DR. Jouir d'un bien. Avoir l'usage d'un bien et en tirer les fruits. Ses oppresseurs continueront de jouir de la propriété qu'ils s'attribuent sur une partie de ses biens (Robesp., Discours, Restit. biens commun., t. 6, 1790, p. 225).La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les réglemens (Code civil,1804, art. 544, p. 100).L'usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais a la charge d'en conserver la substance (Agenda-code,1977, p. 123). 2. [Le compl. prép. désigne une pers.] a) Avoir tout loisir de conserver, d'entretenir des relations avec une personne dont la présence est agréable, procure des satisfactions. − Vx. Jouir de qqn. Pourquoi n'as-tu pas saisi l'occasion de voir Paris? Je jouirais de toi depuis quatre mois (Balzac, Mém. jeunes mar.,1842, p. 325): 2. Nous serons peu de monde [à un souper] mais nous jouirons mieux de Monsieur Beckford, dont les talents sont si variés qu'il peut seul captiver l'attention générale autant que dix personnes distinguées dans divers genres.
Staël, Lettres jeun.,1784, p. 22. − Mod. Jouir de la présence, de la compagnie de qqn. Je n'ai réellement joui de son commerce [de Gide] que durant les quelques jours où je l'ai tenu sous clef à Malagar, et durant deux décades à Pontigny (Mauriac, Mém. intér.,1959, p. 186). b) Disposer de quelqu'un afin de combler ses désirs et de satisfaire ses besoins sexuels. L'attrait des sexes fait qu'on cherche une femme dont on puisse jouir, n'importe laquelle (Constant, Journaux,1803, p. 33).Ils assouvissent leurs désirs charnels avec une grande fureur (...). Et ainsi chacun jouit de celle qu'il préfère (France, P. Nozière,1899, p. 157): 3. ... il (...) s'imposerait à cette femme, jouirait d'elle, dût-elle en crever! Il en ferait un objet à son usage... alors, en lui, elle surgissait muette, soumise, avec cette douce gorge lourde, comme un arbre qui tend son fruit. Il se rappelait ses consentements à mourir d'horreur et sans un cri...
Mauriac, Baiser Lépreux,1922, p. 183. Rem. Le compl. d'obj. indir. désigne presque toujours une femme et les relations qui s'établissent entre le sujet-agent et la femme se posent sur le mode dominant-dominé, la femme étant considérée uniquement du point de vue de son corps et comme un objet (supra ex. 3) dont la fonction est de procurer du plaisir et d'assouvir les désirs. Je me moque de son âme! C'est son corps qu'il me faut, pas autre chose que son corps, la scélérate complicité de son corps! En jouir et m'en débarrasser! (...) Ensuite la rejeter. Elle se traînera à mes pieds et moi je la foulerai sous mes bottes (Claudel, Soulier, 1944, 1repart., 2ejournée, 6, p. 1016). B. − Absolument 1. [Le suj. désigne une pers., un groupe de pers.] Profiter pleinement de ce dont on dispose et en éprouver un grand plaisir moral ou parfois physique. Jouir est une science, et l'exercice des cinq sens veut une initiation particulière (Baudel., Salon,1846, p. 98).Quelle drôle de manie que celle de passer sa vie à s'user sur des mots et à suer tout le jour pour arrondir des périodes! Il y a des fois, il est vrai, où l'on jouit démesurément (Flaub., Corresp.,1847, p. 53): 4. Le seul propos d'une « science du beau » devait fatalement être ruiné par la diversité des beautés produites ou admises (...). S'agissant de plaisir, il n'y a plus que des questions de fait. Les individus jouissent comme ils peuvent et de ce qu'ils peuvent; et la malice de la sensibilité est infinie.
Valéry, Variété IV,1938, p. 248. 2. En partic. a) Éprouver le plaisir sexuel jusqu'à son aboutissement. Jouir avec feu, éperdument. Le phallus, ce rien dans la vie du sage, cette simple machine à pisser et à jouir (Goncourt, Journal,1860, p. 831).Les hommes trouveront toujours que la chose la plus sérieuse de leur existence, c'est jouir. La femme, pour nous tous, est l'ogive de l'infini (Flaub, Corresp.,1867, p. 274).J'ai mal fait l'amour à Paméla, je l'ai souvent ratée, quelquefois elle paraissait jouir, c'était sans doute pour me faire plaisir (Vailland, Drôle de jeu,1945, p. 19): 5. ... il remuait dans son ventre comme un couteau (...). Elle ne sentait que la douleur; il souffle, il est en nage, il jouit; c'est dans mon sang qu'il jouit, dans mon mal. (...) il fait l'amour comme un soldat dans un bordel. Quelque chose remua en elle, un battement d'ailes...
Sartre, Mort ds âme,1949, p. 175. b) Au fig., fam. Éprouver un grand plaisir. Elle se fendait la gueule à regarder mon père se débattre dans les colombins. Elle jouissait pour toute une journée (Céline, Mort à crédit,1936, p. 87).Mon régal, c'est de lire dans les journaux les listes des fusillés, le compte rendu des procès, les dénonciations, ça me fait jouir (Aymé, Uranus,1948, p. 270). − Par antiphrase, pop. Éprouver une vive douleur physique. Faites donc attention où vous marchez (...) s'écriait une jeune fille, dont le charretier venait maladroitement d'écraser les cors. Ça vous fait jouir la belle enfant, ripostait le rustre (Vidocq, Mém., t. 3, 1828-29, p. 375).Il pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang (...) « Finis ça! que je lui dis. Maman! elle t'emmerde! » ... comme ça, dis donc, en passant!... sur le coin de la gueule!... Tu parles si ça a dû le faire jouir la vache!... (Céline, Voyage,1932, p. 54). II. − Posséder. A. − [Le suj. désigne un animé] 1. a) [Le suj. désigne une pers.] Avoir l'usage, la possession de quelque chose qui procure un avantage, un agrément. Synon. avoir, bénéficier, posséder.Du sommet du pic de Bergon, on jouit d'un coup d'œil ravissant, et ce doit être l'un des plus agréables de montagne (Maine de Biran, Journal,1816, p. 173).M. X était âgé de cinquante-sept ans, jouissait d'une aisance honorable et avait tout ce qu'il faut pour être heureux (Maupass., Contes et nouv., t. 2, Suicides, 1883, p. 823): 6. Branledore mon voisin d'hôpital, le sergent, jouissait, je l'ai raconté, d'une persistante popularité parmi les infirmières, il était recouvert de pansements et ruisselait d'optimisme. Tout le monde à l'hôpital l'enviait et copiait ses manières.
Céline, Voyage,1932, p. 123. b) [Le compl. prép. désigne une pers.] Synon. avoir.Ce curieux, monsieur de Bourbonne (...) était un gentilhomme très-honorable qui jouissait, pour seul et unique héritier, d'un neveu (Balzac, MmeFirmiani,1832, p. 363). 2. Être en pleine possession d'une faculté. Les animaux jouissent, dans leur sommeil, de leur faculté végétale dans toute sa plénitude (Bern. de St-P., Harm. nat.,1814, p. 262).Je sors de chez un vieillard qui se meurt. Il a plus de quatre-vingt-cinq ans, et jouit de toute sa raison (Lamennais, Lettres Cottu,1819, p. 65).Tu ne me paraissais pas jouir de ton bon jugement, quand dans cette aventure tu mettais tant de vies d'hommes en jeu (Claudel, Agamemnon,1896, p. 885). − DR. Jouir d'un droit. Être titulaire d'un droit. Tout Français jouira des droits civils (Code civil,1804, art. 8, p. 3). B. − [Le suj. désigne une chose] Posséder un avantage. Châtellerault (...) jouit d'une grande réputation sous le rapport de la coutellerie (Gautier, Tra los montes,1843, p. 4).La chambre de Bouvard (...) jouissait d'un balcon ayant vue sur la rivière (Flaub., Bouvard, t. 1, 1880, p. 6).Un cercle sacré d'une ou deux lieues (...) entourait le monastère et jouissait des plus précieuses immunités (Renan, Souv. enf.,1883, p. 2): 7. Ces rires jouissaient d'une propriété qui les apparentait au phénix. Ils pouvaient mourir subitement (...) mais la seconde d'après, ils renaissaient d'eux-mêmes, éclatants, verticaux comme un feu d'artifice.
Malègue, Augustin, t. 1, 1933, p. 111. Rem. Le compl. désigne gén. un avantage, qqc. qui procure de la satisfaction. On relève des emplois où le compl. désigne un désagrément. Nous jouissons d'un été horrible, tempêtes diluviennes, chaleur écrasante, froid tout à coup (Sand, Corresp., t. 5, 1866, p. 124). C'est un hôtel qui jouit d'une mauvaise réputation, qui est une sorte de bordel (Goncourt, Journal, 1894, p. 565). Cet usage est condamné par Littré et n'est gén. accepté que s'il comporte un effet de style ironique. REM. 1. Jouir, subst. masc.Action de jouir. Je l'ai prise [Lilou], reprise (...). Le désir, le plaisir, le jouir, le continuer, le ne pas cesser, le ne me reposer que pour recommencer, tu vois ça (L. Daudet, Phryné,1937, p. 148). 2. Jouissement, subst. masc.,hapax. Ma douce main de maîtresse et d'amant Passe et rit sur ta chère chair en fête, Rit et jouit de ton jouissement (Verlaine,
Œuvres compl., t. 2, Parall., 1889, p. 202). Prononc. et Orth. : [ʒwi:ʀ], (il) jouit [ʒwi]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. A. Début xiies. trans. « accueillir chaleureusement, faire fête à » (S. Brendan, 566 ds T.-L.). B. « tirer agrément, avantage, profiter de (la possession de) » 1. ca 1140 id. joïr (une femme) (Gaimar, Estoire des Engleis, 194 ds T.-L.); 1679 part. prés. adj. « qui a la satisfaction de son amour » (La Fontaine, Fables, IX, 15); 2. a) 1155 joïr de (la possession d'un bien) (Wace, Brut, 3596 ds T.-L.); 1272 dr. (doc. ds Gdf. Compl.); 1549 part. prés. adj., dr. « qui a pleine jouissance de » (Est. ds FEW t. 5, p. 76a); b) 1580 trans. joïr la santé (Montaigne, Essais, I, XX, éd. A. Thibaudet et M. Rat, p. 86; cf. la rem. de E. Pasquier, Lettres, XVIII, 1 ds Hug.); 3. ca 1200 joïr de (qqn) « tirer intérêt, avantage à la fréquentation de quelqu'un » (Barlaam et Josaphat, 2965 ds T.-L.); 4. 1678 emploi abs. (La Fontaine, Fables, VIII, 27); 5. av. 1788 en parlant d'une chose (Buffon, Théor. part. hyp. Œuv. t. IX, p. 174 ds Littré : la... température dont jouit... la terre). C. Ca 1165 « être heureux, éprouver de la satisfaction, se réjouir de quelque chose » trans. (Chrétien de Troyes, Erec, éd. M. Roques, 226); ca 1165 pronom. (Benoit de Sainte-Maure, Troie, 29679 ds T.-L.); ca 1185 part. prés. adj. « joyeux » (Marie de France, Purgatoire S. Patrice, 2276, ibid.). Du lat. vulg. *gaudire, class. gaudere « se réjouir, éprouver une joie intime, aimer quelqu'un, quelque chose ». Fréq. abs. littér. : 5 693. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 14 630, b) 6 381; xxes. : a) 5 972, b) 4 713. Bbg. Lanly (A.). Morphol. hist. des verbes fr. Paris, 1977, pp. 339-341. |